Une histoire d’amour racontée par des romances russes
1. RIMSKY-KORSAKOV « Не ветер, вея с высоты », Op. 43 n° 2 L
2. RACHMANINOV “Она, как полдень, хороша”, Op. 14 n° 9, F
3. RIMSKY-KORSAKOV « О чем в тиши ночей », Op. 40 n° 3 L
4. RACHMANINOV « У врат обители святой », sans opus F
5. RIMSKY-KORSAKOV Scène de Sniégourotchka et de Mizgir (Sniégourotchka) L & F
6. RACHMANINOV « Я жду тебя », Op. 14 n° 1 L
7. TANEYEV « Что мне она! », Op. 33 n° 4 F
8. TCHAIKOVSKY Scène de la lettre de Tatiana (Eugène Onéguine) L
9. RACHMANINOV “В молчаньи ночи тайной”, Op. 4 n° 3 F
10. RUBINSTEIN “Ночь”, sans opus L
11. RACHMANINOV “Я был у ней”, Op. 14 n° 4 F
12. RIMSKY-KORSAKOV « На хoлмах Грузии », Op. 3 n° 4 L
13. RACHMANINOV « Не пой, красавица », Op. 4 n° 4 F
14. RACHMANINOV « Как мне больно », Op. 21 n° 12 L
15. CUI « Зажжённое письмо », Op. 33 n° 4 F
16. RIMSKY-KORSAKOV « Пленившись розой, соловей », Op. 2 n° 2 L
17. RACHMANINOV “О нет, молю, не уходи!”, Op 4 n° 1 F
18. TCHAIKOVSKY « Снова, как прежде, один », Op. 73 n° 6 F
19. RACHMANINOV « Сон », Op. 8 n° 5 L
20 RACHMANINOV “Вчера мы встретились”, Op. 26, n° 13 F
Laura TABBAA, soprano
Frédéric ALBOU, basse
Orlando BASS, piano
Note d’intention
Ce programme est une invitation à une histoire d’amour. Une histoire d’amour… en chansons. Dans la Russie romantique caractéristique de ce que nous autres Français nous appelons « l’âme russe », on parle plus volontiers de « romances », que de mélodies. Une histoire d’amour, donc, en romances. Un roman d’amour, peut-être ? Pour sûr, une histoire d’amour romantique ! Une histoire d’amour racontée en travaillant particulièrement sur l’ordre des romances, dans le programme, disposées de façon à montrer une progression dramatique, depuis une situation originale, dans laquelle une femme et un homme se rencontrent, puis découvrent qu’ils éprouvent l’un pour l’autre des sentiments… pour aller jusqu’à une rupture, et un épilogue.
Introduire une dimension théâtrale, dans un genre essentiellement consacré à la poésie, est loin d’être un contresens : l’amour est le sujet de la plus grande proportion des poèmes, particulièrement ceux qui sont mis en musique. C’est même en chantant l’amour, qu’est née la mélodie, au Moyen-Âge, en Occitanie… Et une bonne proportion de ces poèmes d’amour expose des situations amoureuses. L’un d’entre eux, de Pouchkine, est pratiquement une petite scène de théâtre : l’amoureux se tient dans son salon, et lit une brève note, de la main de sa bien-aimée, qui lui intime l’ordre de brûler la lettre dans laquelle elle lui a pour la première fois déclaré… sa flamme ! C’est cette « Lettre brûlée », mise en musique par César Cui, qui est notre point de départ. C’est aussi ce texte, cette situation, qui nous ont conduits à l’un des deux seuls emprunts à l’opéra, la célèbre « Lettre de Tatiana », tirée d’Eugène Onéguine de Tchaïkovsky. L’autre scène d’opéra, nous l’avons choisie pour disposer d’une première interaction directe entre nos deux personnages : nous l’avons tirée du fascinant ouvrage de Rimsky-Korsakov, La Jeune Fille de Neige. Rimsky-Korsakov revient à plusieurs reprises, dans cette aventure amoureuse, ainsi que Tchaïkovsky et Rachmaninov, mais vous entendrez aussi des pages moins connues d’Anton Rubinstein, de César Cui et de Sergei Taneyev.
Au terme du voyage, vous découvrirez les conséquences de l’excès de la passion. Les romances russes ne présentent pas seulement fréquemment des scènes qui s’apparentent à de brefs monologues de théâtre : elles sont composées dans un style beaucoup plus lyrique que dans les autres pays européens contemporains, une écriture pianistique tendue, sinon véritablement concertante, répondant aux passions déployées dans les parties vocales.
C’est l’occasion de redécouvrir, derrière des circonstances politiques toujours complexes, une culture capable de beaucoup de subtilité, et de très belles émotions, qui nous parlent, nous interpellent, et nous informent.
Présentation
Raconter une histoire d’amour avec des romances russes, alors que le répertoire lui-même abonde de pages amoureuses passionnées, est-ce si surprenant ?
A la vérité, il est surprenant que l’idée n’ait pas été exploitée plus tôt. La Russie a en effet régulièrement vu se produire des couples de chanteurs prestigieux, qui, en plus des scènes d’opéras, se produisaient fréquemment dans les salles de concert. Qu’il s’agisse de Medea Mei et de Nicolai Figner (les créateurs de La Dame de Pique de Tchaïkovsky), de Maximilian Maxakov et de Maria Maxakova, de Glafira Zhukovskaya et d’Alexandre Pirogov, d’Irina Maslennikova et de Sergei Lemeshev, d’Irina Arkhipova et de Vladislav Piavko, entre autres, tous se sont produits en couples dans des salles de concerts, et tous étaient des interprètes d’opéras passionnés et acclamés. L’idée aurait pu… aurait dû, leur venir.
Nous pouvons rêver que ce soit le cas, et que ce sont des chanteurs d’opéras, qui façonnent ce parcours, accompagnés d’un pianiste compositeur concertiste, comme l’était Rachmaninov… Du reste, une petite enquête discographique nous apprend que Medea Mei-Figner a enregistré « Nuit » de Rubinstein : le label Symposium confirme qu’elle est la créatrice et dédicataire originale de cette romance. Les chanteurs mentionnés ci-dessus ont tous enregistré de manière quasi-équivalente des romances et des extraits d’opéras, ou intégrales (lorsque les moyens ont commencé de le rendre possible). Certains, comme Sergei Lemeshev ou Alexandre Pirogov, ont laissé d’impressionnantes et émouvantes collections d’enregistrements de romances.
L’idée est donc de raconter une histoire d’amour… suffisamment théâtrale, pour qu’elle puisse progresser d’une situation initiale, vers une conclusion, en empruntant différentes étapes, présentées comme des stations scéniques, exactement comme les Arias, dans l’opera seria, se présentaient comme des commentaires psychologiques de l’action en cours (qui se déroulait essentiellement pendant les récitatifs).
C’est une romance singulière de César Cui, sur un texte d’Alexandre Pouchkine, La lettre brûlée, qui sert de nœud à cette histoire. Pour lui répondre, un emprunt a été fait à l’opéra Eugène Onéguine de Tchaïkovsky: la célèbre « Lettre de Tatiana », car il fallait matérialiser la lettre que l’amoureuse demandait à l’amoureux, avec qui elle rompt, de… brûler ! Le fait même de brûler la lettre constitue pratiquement une forme de « quatrième mur », entre les codes du récital, et ceux de la mise en scène. Si la lettre est effectivement brûlée, une conséquence dramatique concrète est sa disparition matérielle : c’est comme si la chanteuse demandait d’effacer la scène même dans laquelle elle écrit sa déclaration d’amour passionnée. Il faut aller puiser dans La Bohème de Puccini, pour retrouver l’équivalent d’une scène où les protagonistes brûlent un texte (le manuscrit de Rodolfo) : encore, dans le drame de Puccini, ce geste est-il de moins de conséquences ! Il est donc pleinement légitime, dans cette proposition, de nous emparer d’une véritable dimension dramatique, voire scénique et lyrique, dans ces romances !
Autour de ces deux étapes, le programme s’organise avec différents commentaires, états d’âme, adresses, situations (parfois, les deux amoureux pourraient être face à face), qui tissent le parcours d’une passion amoureuse. Cela permet de mettre en perspective le code même du récital de mélodies (ou Liederabend, chez nos voisins allemands), et de suggérer les développements qu’on peut y pratiquer. Les premières mélodies du programme sont nécessairement plus placides, puisqu’elles partent d’une situation plus neutre, presque emblématique de ce que le public attend d’un récital. Mais, à peine la rencontre passée, le premier regard échangé, les deux chanteurs sont victimes de changements perceptibles, dans leurs états émotionnels, comme dans leurs comportements. Leurs chants en portent les traces.
C’est dans cette perspective que le programme emprunte une première scène d’opéra, à La Jeune Fille de Neige de Rimsky-Korsakov. Il faut ici rappeler que, loin d’être une entorse au code du récital, du moins tel qu’il était cultivé dans les salons bourgeois des XVIIIe et XIXe siècles, et au début du XXe, fréquemment, les artistes lyriques y associaient des airs et scènes d’opéras, accompagnés au piano, qu’ils mélangeaient dans leurs programmes à des mélodies dites « savantes », comme à des chansons plus populaires, voire à de la musique légère (opérette). Dans le cadre du récital de salon, un air d’opéra pouvait très bien être présenté et interprété comme une mélodie ou un Lied. La Lettre de Tatiana a connu ce mode de diffusion : elle constitue un formidable moment de musique et de théâtre, dans la mise en perspective de l’écriture et de la lecture, le temps étant à la fois condensé et dédoublé, par la magie de la musique. L’objet lui-même, dans lequel le personnage féminin réalise de manière performative son aspiration à communiquer ses sentiments, est une des plus belles actions dramatiques imaginées, d’abord dans le cadre du roman en vers de Pouchkine, puis transposée au théâtre par Modest Tchaïkovsky, et magnifié par la musique de son frère Piotr Illiitch.
Après une étape relativement harmonieuse dans la relation (jusqu’aux numéros 11 et 12 de notre programme), des tensions semblent révéler que l’entente reposait en grande partie sur… des malentendus ! Progressivement, la souffrance prend de plus en plus de place dans la relation, l’incompréhension devenant le principal mode de communication. A ce point se pose la question de la possibilité de la compréhension entre femmes et hommes. La mélodie Op. 26 n° 13 de Rachmaninov offre l’opportunité d’un Epilogue bouleversant, à l’occasion duquel les deux anciens amoureux se croisent, fortuitement, dans la rue, et les souvenirs de l’amour passé les traversent, tandis qu’ils s’efforcent de gérer leurs réactions émotionnelles, et de poursuivre leurs chemins respectifs. C’est une des expressions les plus réussies du travail du deuil.
Ce programme associe des romances de certains des compositeurs russes les mieux connus du grand public européen, Tchaïkovsky, Rimsky-Korsakov et Rachmaninov, avec quelques autres, plus rares, de Rubinstein, Cui et Taneyev. Certaines offrent des colorations fortement caractérisées, qui nous ont poussés à tisser une histoire qui se déroulerait entre une femme d’origine orientale (probablement géorgienne), et un homme qui aurait vécu une partie de sa vie dans ces contrées. C’est autour de l’échange de leurs « chansons géorgiennes » (la première, due à Rimsky-Korsakov, autrefois suffisamment célèbre pour que le célèbre Chaliapine l’enregistre, la seconde, encore très célèbre aujourd’hui, due à la plume de Rachmaninov, enregistrée et chantée par de nombreux chanteurs, russes ou non), que l’incompréhension entre les deux personnages se déclare, de toute évidence autour de non-dits qui empoisonnent irrémédiablement la relation. La coloration orientale se retrouve dans « Le rossignol et la rose », Op. 2 n° 2 de Rimsky-Korsakov. L’occasion d’entendre plusieurs mélodies du célèbre compositeur de Shéhérazade permet au public de découvrir son écriture pour piano. Rimsky-Korsakov a laissé relativement peu de répertoire pour piano solo (surtout si on le compare à Tchaïkovsky et Rachmaninov) : mais les quelques 500 pages de romances qu’il a publiées contiennent le cœur de son écriture pianistique, raffinée, élégante, très variée, dans ses couleurs, et où on est souvent surpris de trouver des affinités avec l’univers de Gabriel Fauré. En comparaison, l’écriture des mélodies de Tchaïkovsky, vocalement très efficace, et directe, peut paraître plus conventionnelle. Dans sa dernière période, cependant (notamment avec l’Opus 73), son langage se cristallise, s’enrichit de tensions qui semblent informées par des ouvrages de la même période, comme Francesca da Rimini, La Tempête, ou La Dame de Pique, et laissent une empreinte beaucoup plus intense. Dans son écriture opératique, la fluidité et l’efficacité des moyens le disputent à la beauté des lignes mélodiques, des superpositions des matériaux, et l’intensité émotionnelle : la Lettre de Tatiana demeure, à ce titre, un exemple éloquent. En comparaison, l’écriture opératique de Rimsky-Korsakov paraît peut-être plus disparate. Pourtant, la scène entre Snegurochka et Mizgir est porteuse d’une extraordinaire charge émotionnelle, en raison de l’habileté avec laquelle les motifs des deux personnages se répondent, et s’opposent, sans qu’un véritable duo ne s’engage jamais entre eux : les plaidoyers du baryton se voient opposer des rejets répétés de la soprano, et le tout s’achève sur la sortie des deux personnages, l’un poursuivant l’autre, tandis que le piano (orchestre) ponctue à grands traits cette rencontre impossible.
L’écriture de Rubinstein est assez proche de celle du jeune Tchaïkovsky, placide, sans accidents majeurs. César Cui, en revanche, expérimente, dans ses mélodies, un véritable laboratoire de miniaturiste, dans l’atmosphère russe, où les romances déploient une intensité vocale beaucoup plus lyrique qu’à l’Ouest de l’Europe. Sa Lettre brûlée est une véritable petite scène de théâtre, d’une puissance dramatique toute… brûlante ! Quant à Sergei Taneyev, son écriture traduit un niveau pianistique très exigeant, et une science de la composition qui va jusqu’aux superpositions de tonalités (réexposition de « Что мне она ? »).
L’écriture de Rachmaninov est plus connue du grand public, mais, devant les tableaux, souvent très brefs, qu’il offre (plusieurs de ses romances durent à peine plus d’une minute), le public oublie souvent les extraordinaires performances vocales demandées aux interprètes, et le langage pianistique, qui puise volontiers à la panoplie des Etudes-tableaux, des Concertos, voire de la partition chant-piano de son opéra Francesca da Rimini. Une autre caractéristique de l’art de Rachmaninov est son obsession des nuances musicales, dans le discours : il faut ici rappeler que le compositeur a travaillé étroitement avec le réformateur du théâtre, Stanislavsky, lorsqu’il était chef d’orchestre de la compagnie de Savva Mamontov. Il faut voir, dans cette manière de sculpter et moduler sans cesse la parole mise en musique, un reflet de l’influence de Stanislavsky, et donc, un travail pleinement théâtral, dans le domaine de la mélodie de salon. Du reste, plusieurs de ses romances ont été créées par Chaliapine, qui fut un moment le soliste principal de la compagnie de Mamontov, et même enregistrées par lui, comme l’Opus 26 n° 13, qui nous sert d’Epilogue… En somme, au terme de ce parcours qui semble vouloir poser la question « Hommes / Femmes : mode d’emploi ? », nous vous invitons à chercher la réponse… dans la vie réelle, en prenant garde de vous brûler !!!