My gift is humble
Мой дар удог
Mon talent est modeste
Cycles de mélodies pour basse et piano
de
Myeczyslaw Moshe Weinberg (1919-1996)
– « Die Sänger der Vorwelt« , Elégie sur des vers de Schiller, Op. 32 (composé en 1946), pour baryton & piano.
– Six sonnets de Wiliiam Shakespeare, Op. 33 (traductions de Stanislas Gerbel, composé en 1946), pour basse & piano.
– Trois romances sur des vers de poètes soviétiques, Op. 78 (composées en 1963, créées par Mikhail Ryba en 1968), pour basse & piano.
– « O, siwa mglo! » (« O brouillard gris! »), Op. 84 (composé en 1964, d’après un poème de Julian Tuwim), pour basse & piano.
– « Profil », Op. 88 (Quatre mélodies sur des vers de Stanislas Wygodski, composé en 1965), pour basse & piano.
– « Tryptyk », Op. 99 (Trois mélodies sur des paroles de Leopold Staff, composées en 1968), pour basse & piano.
– D’après des poèmes de Zhukovsky, Op. 116 (composé en 1976, publié en 1981), pour basse & piano.
– D’après des poèmes de Baratynski, Op. 125 (composé en 1979, manuscrit publié en 1986), pour basse & piano.
– « Pamiatka », Op. 132 (Récitatif sur des paroles d’Elsbieta Szemplinska, composé en 1981, en mémoire de la mère du compositeur), pour basse & piano.
– D’après des poèmes de Fet, Op. 134 (composé en 1981, créé en 1984 par Anatoly Safiulin, dédicataire du recueil, manuscrit publié en 1986), pour basse & piano.
Frédéric ALBOU, basse
Orlando BASS, piano
Présentation:
Мой дар убог / My gift is humble / Mon talent est modeste
(Vers initial du premier poème de Baratynski mis en musique dans l’Opus 125)
Les cycles et Opus de Mieczyslaw Weinberg pour voix de basse et piano
Compositeur prolixe de cycles vocaux, Mieczyslaw Weinberg a laissé, entre 1946 et 1981 pas moins de DIX Opus pour voix de basse (ou baryton) et piano ! Si l’on prend en compte le fait que les Chansons enfantines, Opus 139, publiées en 1984, sont en fait une réfection du cycle de 1947, demeuré jusqu’alors sans numéro d’Opus, l’Opus 134 est même son ultime cycle composé pour la voix : et c’est à la basse qu’il le consacre.
Si l’on prend la peine de consulter le catalogue des cycles vocaux composés pour la voix de basse par l’ami et protecteur de Weinberg, Chostakovitch, on dénombre les opus suivants :
- Quatre romances sur des textes de Pouchkine, Op. 46 (1936)
- Six romances d’après des poèmes de Robert Burns, Sir Walter Raleigh et William Shakespeare, Op. 62 (1942)
- Quatre monologues d’après Pouchkine, Op. 91 (1952)
- Cinq romances d’après Dolmatovsky, Op. 98 (1954)
- Были поцелуи, mélodie isolée, classée avant l’Opus 109 (1960)
- Cinq romances d’après la revue « Krokodil », Op. 121 (1965)
- Introduction à l’édition de mes œuvres complètes, Op. 123 (1966)
- Весна, весна, d’après Pouchkine, Op. 128 (1968)
- Suite sur des vers de Buonarroti, Op. 145 (1974)
- Suite sur des vers du Capitaine Lebiadkin, Op. 146 (1974)
C’est un peu comme si Weinberg répondait à son ami par les publications suivantes :
- Elégie, Op. 32, sur des paroles de Friedrich Schiller, Op. 32 (1946) (pour baryton)
- Six Sonnets de Shakespeare, Op. 33 (1946)
- Trois romances sur des paroles de poètes soviétiques, Op. 78 (1963)
- O siwa mglo !, Op. 84, sur un texte de Julian Tuwim (1964)
- Profil, quatre melodies sur des textes de Wygodski, Op. 88 (1965)
- Triptyque, trois mélodies sur des textes de Leonard Staff, Op. 99 (1968)
- Tiré de la poésie de Zhukovsky, Op. 116 (1976)
- Tiré de la poésie de Baratynski, Op. 125 (1979)
- Mémorial, sur un texte d’Elsbieta Szemplinska, Op. 132 (1981)
- Tiré de la poésie de Fet, Op. 134 (1981)
Pour ceux qui connaissent l’histoire de l’amitié entre les deux compositeurs, cela renvoie aux séries de symphonies et de quatuors à cordes que les deux amis ont fréquemment publiés l’un après l’autre, dans ce qui s’apparentait à une forme d’émulation chaleureuse. Le grand public, par exemple, ignore qu’à la symphonie n° 13, Babi Yar, de Chostakovitch, dont la renommée doit autant aux difficultés qu’elle a rencontrées, de la part du pouvoir, qu’à sa puissance émotionnelle, Weinberg avait répondu par sa Sixième Symphonie, sur le même thème ! L’une était composée pour basse solo, chœur de basses, et orchestre, en si bémol mineur, tandis que l’autre lui répondait par un effectif comprenant un soliste enfant, un chœur d’enfants, un orchestre, en… si mineur !
Du reste, si Weinberg n’aborde pas directement Pouchkine, dans ses cycles pour basse, aborde-t-il des poètes de la génération du « français », Zhukovsky ayant été son professeur, et Baratynski, son collègue. L’Opus 116 se termine par une vertigineuse évocation du face-à-face entre Zhukovsky et la dépouille de Pouchkine, qui vient de trouver la mort.
Par ailleurs, Weinberg semble répondre à l’Opus 62 de son aîné par un cycle entièrement consacré aux sonnets de Shakespeare, l’Opus 33, dans lequel il met également en musique le sonnet 66, qui exprime un désespoir irrévocable. A bien des égards, on peut tracer des parallélismes musicaux, entre le cycle de Weinberg et celui de son protecteur.
Autre fait intéressant : alors que Chostakovitch met en musique des textes de poètes de huit langues autres que le russe, Weinberg recourt à des textes d’origine allemande et anglaise, mais propose aussi pas moins de quatre opus en polonais pour la voix de basse. Compte-tenu de son statut de réfugié polonais, et de la prétention du régime soviétique à entretenir des relations harmonieuses avec ses voisins du bloc de l’Est, et de promouvoir leurs productions culturelles, il paraissait difficile d’empêcher de telles publications.
Même l’Opus 78 de Weinberg pourrait constituer un écho à la production de Chostakovitch, qui, avec son cycle sur des poèmes de Dolmatovsky, Op. 98 (1954), sacrifie aux attentes du régime, espérant une rentrée en grâce. Il est d’ailleurs singulier que cet Opus 78 soit le seul, avec l’Opus 134, à voir mentionner le nom de son créateur, dans l’ouvrage très documenté de David Fanning, « Mieczyslaw Weinberg : In search of freedom » (Wolke Verlag, Hoffheim, 2010). C’est la belle basse Mikhaïl Ryba qui a créé le cycle, en 1968. L’Opus 134 a bénéficié d’une astuce de Weinberg, qui a porté directement sur son manuscrit le nom du jeune étudiant en art lyrique, Anatoly Safiulin, qui sortait du Conservatoire de Moscou nanti de son Premier Prix. Il semble pourtant qu’après sa création, en 1984, le cycle n’ait plus été interprété pendant de longues années, bien au-delà de la mort du compositeur.
Lorsque je me suis adressé aux éditions Peermusic, en 2010, pour demander s’il était possible d’obtenir les partitions de Weinberg composées pour la voix de basse, je me suis vu envoyer à titre gratuit, par Arnt Nitschke, les manuscrits des Opus 32, 33, 84, 88, 125 et 134, ainsi que l’édition Muzgiz de l’Opus 116 : à cette époque, les opus que je recevais sous forme de scans des manuscrits originaux n’existaient que sous cette forme, et n’avaient fait l’objet d’aucune publication officielle ! Entré en contact peu de temps après avec Michelle Assay, l’épouse de David Fanning, je me suis vu proposer de chanter l’Opus 33 à Manchester. Le couple de musicologues s’efforçait de vérifier le destin du cycle. Il semblait qu’AUCUNE impression officielle n’ait été prise en charge par les éditions soviétiques, et que le cycle portait un numéro de catalogue du fait de la seule volonté du compositeur, sans JAMAIS avoir été créé. Je me suis donc retrouvé, de façon complètement fortuite, en position de donner la première mondiale de ce cycle, accompagné par Michelle Assay au piano, sous la surveillance bienveillante et experte du musicologue spécialisé dans l’œuvre de Weinberg.
En 2023, le pianiste et compositeur Orlando Bass, avec qui j’ai le privilège de me produire régulièrement, a parlé à Guy Danel de notre désir d’explorer la totalité des cycles de Weinberg. Je bénéficie depuis 2017 des conseils et ressources de Michel Maximovitch, historien de la musique, spécialiste de la musique russe, passionné de musique contemporaine. Nous avions de sérieuses raisons de penser que les Opus 116 et 125 attendaient toujours leur création. Guy Danel a donc décidé de les programmer au cours de l’édition de son festival en Poitou, en août 2023.
Nous avons appris, par la basse polonaise Thomas Raff, que l’Opus 125 avait déjà été enregistré par un autre chanteur polonais quelques années plus tôt, et que Thomas Raff lui-même avait entrepris de donner tous les cycles en concert, et démarré une série d’enregistrements. Mais il m’a écrit pour me demander mon avis sur l’Opus 116… qu’il n’avait pas encore abordé ! J’obtenais ainsi indirectement une confirmation que… nous sommes vraisemblablement, Orlando Bass et moi, les créateurs de l’Opus 116 de Weinberg ! Et c’est de toute évidence en première française, que nous avons donné cet été-là l’Opus 125.
Il n’est que justice, que des artistes polonais s’engagent à compléter la discographie de ce compositeur merveilleux, né sur leur sol. Je suis fier d’être associé à ce mouvement, par les hasards de l’histoire, et du fait de ma passion pour la musique russe.
L’univers de Weinberg, dans ses cycles vocaux pour la voix de basse, est très particulier. C’est un remarquable pianiste qui cisèle les parties de clavier, déploie des visions à la fois poétiques et subtiles, et équilibre le fait de ménager les oreilles des censeurs de l’Union des Compositeurs avec ce que lui dicte son oreille intérieure, plus complexe et tournée vers l’avenir. Weinberg entretient ainsi des relations régulières avec de jeunes compositeurs de l’école avant-gardiste de Varsovie, parmi lesquels Krzysztof Meyer (qui est connu en France pour avoir publié la biographie de Chostakovitch) : on sent fréquemment son désir de développer un langage harmonique alors complètement interdit en URSS. Il faut se rappeler les déclarations de Guennadi Rozhdestvensky, qui évoque les périodes interminables pendant lesquelles Sofia Gubaidulina et Elena Firsova affrontent la faim, parce qu’elles sont interdites, aussi bien au Conservatoire que dans les salles de concert ! Les dissonances peuvent coûter cher, sous ce régime, et la désobéissance peut conduire au plus extrême dénuement.
Il est particulièrement intéressant de suivre la manière dont Weinberg choisit lui-même de caractériser son art. Le titre que j’ai voulu donner à mon exploration des cycles et opus de Weinberg pour basse est directement inspiré de cette caractérisation. On la trouve tout particulièrement dans l’Opus 125, à travers le choix des poèmes de Baratynski, qui ouvrent et ferment le cycle. C’est par les mots « Мой двр убог » que démarre le cycle, sur un dispositif musical particulièrement retenu, dans lequel, dans une nuance douce, les phrases se limitent à l’octave, pour le clavier, et tournent souvent autour d’intervalles plus restreints encore, dans la ligne vocale. Certains commentaires du piano réduisent encore le dispositif à deux lignes mélodiques, avant de s’autoriser, au retour de la voix, une troisième voix, pour poser des accords de fondamentale. Certes, l’analyse détaillée révèle une grande subtilité, mise en œuvre pour varier l’extrême économie de moyens affichée, comme un programme, à l’ouverture de ce cycle. L’Opus 125 s’achève avec le poème intitulé « Muza », qui, à-travers la personnification de la Muse du poète, offre l’occasion de clore le cycle sur un « Art poétique » du compositeur. C’est un délicat contrepoint à deux voix, au piano, qui pose le cadre de cette évocation : une troisième voix entre à la mesure 5, pour deux mesures seulement, pour revenir un peu plus tard, de manière plus ou moins constante. Lorsque le chanteur commence l’éloge paradoxal de la Muse, par des phrases négatives, privatives, limitatives, le piano est réduit à des accords en octaves, dans le grave, sans mouvement, ou presque. En fin de strophe, des guirlandes émergent, sur deux portées, sur une pédale de basse. Le retour au thème qui précède l’entrée du chanteur se fait à l’octave inférieure, comme dans un geste de soumission. La seconde strophe donne lieu à un développement un peu plus lyrique, dans une nuance plus charnelle, qui monte jusqu’au forte, mais l’ensemble demeure d’une expression simple, sobre, dépouillée, et c’est dans un pianissimo discret que s’achève le cycle, sur de lointains échos du thème contrapuntique qui avait ouvert cet « Art poétique ».
Là encore, le détail de l’analyse révèle bien des touches de subtilité, qui pourraient même suggérer une forme de transgression des interdits du régime soviétique. Mais l’impression d’ensemble est une atmosphère feutrée, discrète, caressante, qu’on retrouve dans la majeure partie du cycle. Quelques saillies, dans les mélodies n° 3, 4 et à la fin de la 6ème, viennent donner du relief à un cycle qui semble écrit pianissimo dans l’ensemble.
Ces observations sont caractéristiques du style de Weinberg, dans ses cycles et opus pour basse et piano : c’est du reste ce qui constitue une des grandes difficultés de ce répertoire, pour les chanteurs, car, si la tessiture est exploitée de manière classique, sans extrêmes particuliers, en revanche, les nuances pp et ppp reviennent fréquemment, et, confrontées à quelques vrais ff, elles demandent une véritable gradation, et surtout, une maîtrise réelle de la mezza voce.
Du reste, cela pose la question des chanteurs que Weinberg avait en tête, lorsqu’il a composé ces cycles. Il y a peu de chances qu’il ait pensé à Mark Reizen, dont la mezza voce était légendaire : le grand Dossifei de l’époque, lorsqu’il abordait la musique contemporaine, chantait presque exclusivement les compositeurs inféodés au régime. En dehors des Dix Sonnets de Shakespeare, Opus 52, de Kabalevsky, il a surtout créé des mélodies complaisantes envers le parti. Le grand mélodiste de cette génération, qui disposait d’une mezza voce spectaculaire, était la basse ukrainienne Boris Gmyrja, dont la technique était pratiquement comparable à celle de la célèbre basse bulgare Boris Christoff : Weinberg le connaissait nécessairement, puisqu’il était dans l’entourage proche de Chostakovitch, notamment au moment de la composition et des tractations pour la création de sa 13ème Symphonie, Babi Yar, et que Dmitri Dmitrievitch avait offert à Gmyrja de créer la partie de basse solo (qu’il a dû composer en pensant à lui). Du reste, c’est le même Boris Gmyrja qui avait créé l’Opus 98 de Chostakovitch, sur les poèmes de Dolmatovsky, et il en a même laissé un enregistrement. On se souvient que Weinberg a répondu à la Symphonie Babi Yar par sa Sixième Symphonie…
Boris Gmyrja s’éteint prématurément, en 1969, des suites d’un cancer, mais il est possible que Weinberg ait toujours gardé ce modèle de chanteur en tête. C’est d’autant plus vraisemblable, que pratiquement aucune basse, dans les décennies suivantes, n’a plus jamais proposé les qualités techniques de Gmyrja. Une exception pourrait être Ivan Petrov, mais il s’aventurait assez peu dans la musique contemporaine, prenait peu de risques avec le pouvoir, et surtout, a dû mettre fin prématurément à sa belle carrière, en raison de graves insuffisances rénales ! Ivan Petrov est du reste connu pour avoir également décliné l’offre de Chostakovitch, de créer la fameuse Symphonie Babi Yar , après le refus de Gmyrja !!!
Les opus de Weinberg pour basse :
L’Elégie, Opus 32, est composée comme un grand récitatif accompagné, avec quelques commentaires au piano, qui utilisent un répertoire restreint de brèves cellules thématiques et rythmiques, plaquant des accords qui font entendre fréquemment l’intervalle de septième majeure, voire des passages en polytonalité, assortis de franches dissonances. L’ensemble affecte une allure presque épique, altière, avec une tessiture, à la voix, qui exploite le haut-médium du baryton, et l’aigu, jusqu’au sol. Il est à noter que l’impression est obtenue avec des moyens modestes, et un éventail de nuances qui descend jusqu’au pianissimo, mais qui, pour les deux tiers, s’exprime au moins mezzo forte, ou au-dessus.
Contrairement à Chostakovitch, Kabalevsky, ou Grigori Fried, ou encore, à Sviridov (pour ses mélodies sur des poèmes de Robert Burns), qui prévoient la possible restitution des originaux anglais et écossais, en choisissant des traductions respectant leur prosodie originale (Chostakovitch autorise, en 1972, la parution aux éditions Deutscher Verlag für Musik, de ses Six romances d’après des poèmes anglais, Op. 62, dans une version faisant figurer les traductions russes, des traductions allemandes, ET les textes originaux anglais et écossais, de même que Gyorgy Sviridov avait fait publier ses Chansons sur des poèmes de Robert Burns, dès 1961, en bilingue, avec les textes écossais originaux, aux Editions Nationales de Moscou, et Grigori Fried, en 1964, avait fait paraîtres ses Cinq Sonnets de William Shakespeare, Opus 34, avec les textes anglais originaux sous les traductions de Samuil Marshak), Weinberg, pour l’Opus 33, a choisi les traductions des sonnets de Shakespeare réalisées par Stanislas Gerbel (1827-1883), qui ont le mérite de s’approcher du sens complexe des textes originaux avec une grande fidélité, mais n’épousent pas les rythmes poétiques de la langue originale. Ses Six Sonnets de Shakespeare constituent une très belle suite vocale dans un style qui évoque celui de Chostakovitch de manière troublante. Non seulement le Sonnet 66, qui ponctue le cycle de Weinberg, est également traité par Chostakovitch dans son Opus 62, mais certaines pièces, certains dispositifs, peuvent passer pour des « à la manière de », sinon des pastiches. Le « Tempo di marcia », « Maestoso », qui ouvre le cycle, se retrouve dans nombre d’œuvres du maître de Leningrad, et fonctionne presque comme une citation. Le dispositif musical, au piano et à la voix, du Sonnet 63, évoque à s’y méprendre « В полях под снегом » / « O, wert thou in the cauld blast » de Chostakovitch : du reste, la vitesse indiquée dans la partition de ce dernier (72 à la noire) est précisément celle qui convient à la pièce de Weinberg, et le chiffre de mesure, à 9/8 (contre 6/8 pour Chostakovitch) n’atténue pas la sensation d’une réminiscence, de l’une à l’autre pièce. L’autre marche inexorable, par laquelle Weinberg illustre le Sonnet 73, évoque de nouveau une atmosphère digne de Chostakovitch. On peut également trouver, dans le dispositif musical du Sonnet 154, une expansion du matériel thématique de la brève chanson « Jenny », de l’Opus 62 de Chostakovitch. C’est probablement dans la mise en musique du Sonnet 64 qu’on peut trouver des procédés plus personnels du style de Weinberg : sur un tempo extrêmement rapide (qu’on retrouve à de nombreuses reprises dans son œuvre), il développe un dispositif particulièrement fluide et délicat, associant des basses nettement dessinées, à la main gauche, et de petites cellules récurrentes, presque ornementales, à la main droite, entrecoupées de fusées jouant sur des arpèges, et des accords plaqués dans des tons éloignés des basses, obtenant d’étonnantes trouées sonores, qui passent par la déformation de la carrure rythmique. La voix, placée dans l’aigu de la tessiture, chante exceptionnellement dans un éventail de nuances allant de forte à ff. Pourtant l’ensemble donne une impression de transparence. C’est là une des marques de fabrique de ce compositeur. Le cycle se ferme sur une lecture personnelle du Sonnet 66, particulièrement chargée : tout en se démarquant du dispositif d’ostinato proposé par Chostakovitch, dans son Opus 62, Weinberg recourt à une longue ligne mélodique à la main droite, qui évoque presque une phrase conçue pour les violons d’un orchestre, que de discrètes notes tenues, à la main gauche, viennent soutenir. La voix entre, dans un récitatif lugubre, sur des nuances allant de piano, puis pp, à forte, et fait entendre, en conclusion, un fa grave tenu, qui prend une signification symbolique. En accompagnement du chanteur, le piano articule des successions d’accord tendus, qui se rythment de plus en plus, pour évoquer finalement le dispositif du moment le plus intense de la chanson de Sir Walter Raleigh, dans l’Opus 62 de Chostakovitch.
Il faut ici souligner que Dmitri Kabalevsky devra attendre 9 années avant de pouvoir publier son cycle de Dix Sonnets de Shakespeare. Si les pièces de théâtre du dramaturge anglais connaissent la faveur du régime, dans les traductions de Boris Pasternak, en revanche, ses sonnets ont mauvaise réputation, et sont souvent accusés de… formalisme, en raison de ce qui est considéré comme « individualiste », dans ces poésies complexes. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles l’Opus 33 a rejoint en 1948 la liste des œuvres « non recommandées pour des exécutions » du décret du Comité Central, et a dû attendre 2013 pour être créé !
C’est peut-être aussi une des motivations qui ont poussé Weinberg, pour son cycle suivant pour la voix de basse, à choisir trois poètes ayant les faveurs du régime, Alexander Yashin, Victor Sosnora et Evgeny Vinokurov, pour un recueil intitulé Trois romances sur des poèmes de poètes soviétiques, Opus 78, publié en 1963. Le fait est que ce cycle connaît les honneurs de la création, en 1968, avec la très belle basse Mikhaïl Ryba… qui a par ailleurs en commun avec le compositeur d’être polonais de naissance, et d’être arrivé en URSS pour fuir l’arrivée des armées allemandes dans son pays natal ! Les notices des journaux et disques soviétiques décrivent Ryba comme une « basse profonde » : il est intéressant de remarquer que l’Opus 78 de Weinberg n’exploite pas particulièrement cet aspect de la voix de basse, mais demeure dans une tessiture « centrale », descendant moins bas que l’Opus 33, et montant moins haut. Les poèmes traitent de l’inspiration, de la nostalgie, de l’adieu, des thèmes qui ne sont pas particulièrement propres aux préoccupations du pouvoir soviétique. La première romance, « Огонёк » propose un dispositif pianistique extrêmement simple, qui souligne la tonalité de la majeur, en proposant quelques discrètes évasions, et de légères variations. Avec autant de discrétion, la voix épouse la prosodie du texte, dans la nuance piano. La seconde romance, « Будильник » propose une écrite plus volubile, avec des figures d’arpèges en double-croches, sur des tenues à la main gauche, tandis que la voix déclame le texte en valeurs brèves, dans la nuance piano, l’ensemble donnant une singulière impression de délicatesse. C’est dans la même nuance piano que se décline la dernière romance, « Человек пошёл один по свету », sur un dialogue entre les deux mains, au piano, qui souligne la carrure de la tonalité fondamentale de mi majeur, d’où s’échappent quelques fusées, à la main droite, tandis que la voix déclame le texte sur des cellules rythmiques simples, presque dépouillées de dessin mélodique propre, ou d’ornements. Le cycle a été créé, mais ne s’est guère imposé au répertoire. Peut-être est-ce dû au positionnement « humble » du compositeur, qui cantonne le chanteur dans la nuance piano, dans une absence quasi radicale de tout effet, et dans un accompagnement aussi réservé que possible. Si l’on compare un tel cycle aux Dix Sonnets de Shakespeare de Kabalevsky, on peut discerner ce que barytons et basses ont pu trouver, dans ce dernier, qui soit de nature à les mettre en valeur. Etrangement, Weinberg paramètre cet Opus 78, à la fois de manière à obtenir l’assentiment du régime, mais aussi… à paraître aussi discret que possible, à proposer peu d’accidents, de singularités, comme s’il voulait effacer toute particularité personnelle, tout aspect « individualiste » …
En 1964, Weinberg publie une pièce isolée, sur un texte du poète polonais Julian Tuwim, « O, siwa mglo ! », Opus 84, pour basse et piano. On pense à l’Elégie, Opus 32, sur un texte de Schiller, et il est intéressant de confronter les deux partitions. Si elles se présentent toutes deux comme des monologues sous forme de récitatifs accompagnés, la partie de piano est plus statique, dans l’Opus 84, et décline des accords profonds, dans le grave, les deux mains jouant souvent en clé de fa, et faisant sonner des dissonances et des transitions complexes, tandis que la voix décline, dans une tessiture sombre, l’évocation inquiétante du poème sur des échelles modales classiques, de fa majeur à si bémol majeur, où le ré bémol majeur est la seule irrégularité, dans une nuance qui va de pp à mp. Cette tessiture suggère que Mikhaïl Ryba, polonais de naissance, et réputé « basse profonde », aurait pu être le chanteur que Weinberg avait en tête en composant cette pièce, peu après l’Opus 78.
L’année suivante, Weinberg publie un nouveau cycle pour la voix de basse, sur des textes du poète polonais d’origine juive Stanislas Wygodzki (dont la famille meurt à Auschwitz en 1943), « Profil », Opus 88, dont les textes évoquent les purges et les pogroms. La première pièce du cycle, « Biografia » semble s’adresser au même type de basse que l’Opus 84, mais on remarque, sur un accompagnement pianistique dépouillé, mais harmoniquement tendu, que la voix, depuis un pp initial, puis un piano, est invitée à faire sonner de premiers aigus, autour de mi bémol, forte, puis encore à plusieurs reprises, avant de terminer sur des phrases graves, qui font résonner le fa #. Ici encore, on pense à Mikhaïl Ryba, mais on constate que le compositeur le met davantage en valeur. L’écriture capricieuse de « Ksiega dnia i nocy », second mouvement du cycle, introduit de premières phrases chantées, déliées, rapides, qui demeurent presque murmurées, tout le long, en exploitant le centre de la tessiture. « W nasym ogrodku » poursuit le cycle en affirmant la dissonance de seconde mineure (demi-ton) de manière insistante, bien que murmurée pp. La voix transforme la dissonance en motif ornemental, dans sa ligne, déclamant le texte dans la même nuance pianissimo, sur une échelle régulière, aux contours mélodiques affirmés, dans une tessiture centrale et confortable. Le cycle se clôt sur la mélodie « Profil », qui porte le titre du recueil, s’ouvrant sur la même dissonance de seconde mineure, répétée sur différentes positions, sur laquelle la voix entre sur un généreux forte, déclamant le texte de manière sobre. La tessiture met en valeur le médium, pour s’ouvrir ff vers l’aigu, avec le mi bémol, avant de terminer sur une tenue. D’une écriture tourmentée et subtile, ce cycle est plus fait que les Opus 78 et 84 pour mettre son interprète en valeur. Il semble pourtant qu’il ait peu connu les faveurs des chanteurs, peut-être en raison de sa thématique, et de la langue polonaise.
En 1968, Weinberg publie un nouveau cycle pour basse sur des textes d’un poète polonais, cette fois-ci Leopold Staff, « Tryptyk », Opus 99, sur des thèmes austères, dans le prolongement de l’Opus 88. Le premier volet, « Cien », démarre pp sur une figure pianistique à deux voix, Adagio, qui fait penser au Prokofiev de certaines pièces enfantines, jouant sur les octaves éloignées de do majeur. Le motif connaît de subtils décalages, entre les deux mains, et se déploie dans une arabesque qui explore la bémol majeur (sur un accord si / ré, dans le grave, à la main gauche), sur deux mesures à sept temps, avant de retourner à la première exposition, les décalages provoquant des variations mélodiques et tonales. Cette exposition inhabituellement longue (17 mesures) fonctionne comme un prélude au cycle entier. La voix entre pianissimo dans le médium, et se substitue à la main droite, pour l’arabesque, qu’elle remplace par une affirmation forte, dans le haut médium. La dernière phrase de cette première pièce est l’occasion d’un allongement des valeurs rythmiques, sur la nuance pp, avant le retour discret de la première figure pianistique. « O jesieni » propose un étonnant jeu pianistique, comme une figure de scherzo, avec une introduction de 13 mesures, dont les 11 premières sont jouées à la seule main droite, à une voix ! Le motif est délicat, sautillant, évoquant le vent de l’automne, dans une nuance piano. La voix entre pp, comme souvent, et les premières phrases du texte sont déclamées à la manière d’un récitatif assez théâtral, dans cette nuance douce. On note l’apparition d’un mélisme dans la partie vocale, qui se trouve répété vers la fin de la pièce, avant une tenue finale sur la grave. Malgré le jeu piquant du piano, l’austérité, l’économie de moyens, semblent imposer une marque de fabrique. Le dernier mouvement du cycle, « Cicha slawa », s’ouvre Largo et pp, sur une marche lente aux harmonies complexes, plus riches que d’ordinaire, comme un inexorable hymne funèbre. La voix démarre ses phrases depuis un fa # grave qui fait de nouveau penser à la basse d’origine polonaise Mikhaïl Ryba : le dessin mélodique est accusé, et une progression porte le chanteur d’un pianissimo initial vers un mezzo piano. Progressivement, la voix est invitée à s’ouvrir vers le haut médium, sur des nuances plus flatteuses, bien que le texte demeure sombre. Après un premier forte, le chanteur ouvre la troisième strophe mezzo forte, pour aller ff vers ré bémol et do #, dans le haut médium, l’enharmonie entraînant des accords complexes, au piano. L’ensemble s’achève ppp, comme dans un détachement de lassitude. En dépit de la faveur dont Staff jouissait auprès du régime soviétique, il semble que l’Opus 99 n’ait guère bénéficié d’un sort plus favorable que les précédents…
Aussi, c’est une véritable quête de légitimité qui semble en jeu, quand Weinberg propose en 1981 à la publication un nouveau cycle pour la voix de basse, composé en 1976, sous le numéro d’Opus 116, sur des poèmes de Zhukovsky, qui est connu entre autres pour avoir été le professeur d’un certain Alexandre Pouchkine. Le cycle a cette fois-ci des dimensions imposantes, puisque les dix mélodies qui le composent atteignent une durée d’exécution de 45 minutes. Quelque destin que ce cycle ait connu (publication officielle par Muzgiz en 1981, pour attendre une première posthume en 2023), sa composition est un des ensembles les plus variés, saisissants, significatifs, et achevés de Weinberg. Par la même occasion, c’est aussi un des cycles les plus exigeants pour les interprètes, autant pour l’endurance, la longueur de certaines pièces, les nuances extrêmes, ou la virtuosité, dans d’autres cas, voire l’intonation.
Le recueil s’ouvre sur une pièce relativement placide, « Когда я был любим », qui évoque le souvenir du ressenti du poète à une époque où il se savait aimé. Le dispositif initial est parfaitement classique, sur un accord de si bémol majeur, sur lequel la voix entre confortablement, dans la nuance piano, sur une ligne mélodique mettant en valeur la quinte du ton fondamental. Une tenue sur le ré bémol permet de faire un emprunt à sol bémol majeur (décliné au piano sur la quinte descendante, depuis la dominante jusqu’à la tonique), avant que de premiers accords complexes ne viennent souligner des tensions émotionnelles. Le poème présente trois strophes, qui sont l’occasion d’une première répétition, quasiment à l’identique, pour la seconde, puis d’une variation, pour la dernière, le thème étant désormais présenté et chanté en ré majeur, sur une nuance mezzo forte. Les successions d’accords, de plus en plus tendues, évoluent jusqu’à un do bémol, emprunt au ton de la bémol mineur, pour revenir, par enharmonie, au si naturel en faisant entendre la quarte augmentée do #-sol, à la voix), tierce de sol majeur, et conclure en si bémol majeur.
C’est une évocation simple et délicate du caractère éphémère d’une fleur, « Цветок », servant de métaphore au caractère fugitif de l’amour et du bonheur, qui conduit à la seconde pièce, que Weinberg illustre avec une simplicité apparente, exploitant d’abord de manière modale les tons de mi et de ré (en faisant entendre l’intervalle de quarte augmentée ré-sol #), avant progressivement de déployer, à la main droite, un étonnant travail ornemental, dans lequel les modes deviennent polyvalents, débouchant sur différentes résolutions harmoniques, tandis que la voix oscille, sur d’élégants motifs, tour à tout tendres et plaintifs, entre les nuances pp et mezzo piano, dans une tessiture moyenne, mettant en valeur le grave et le haut médium, et dessinant avec soin quelques chromatismes expressifs (notamment aux mesures 24 et 25, puis 35 à 37, en proposant une formule de septième majeure ascendante). Aux mesures 9 et 10, le chanteur esquisse une descente chromatique qui reproduit un motif récurrent de la partie de piano de la première pièce, énoncé pour la première fois aux mesures 15 à 17. La première note du piano, associée à la première note du chanteur, posent l’accord de mi mineur, ou la quinte à vide, qui est affirmée, longue, au piano, aux mesures 42 à 44. Le travail sur l’ambivalence entre ré et mi, en passant par les altérations et des positions sur des octaves différentes, à la mesure 41, fait le lien avec la pièce suivante, où l’on retrouve, au piano, le même dispositif.
« Путешественник » est l’une des premières pièces longues et exigeantes du cycle. Après une introduction lente, qui développe le motif de la mesure 41 de « Цветок », le voyage est évoqué par la récurrence régulière du motif initial, lancé en croches, dans une alternance entre les deux mains au piano, dans laquelle on retrouve un détail quasi obsessionnel: la dissonance mi bémol contre mi bécarre, qui trouvera des variantes, depuis mi bémol contre ré, ou sol contre la bémol. La voix démarre piano, déclamant de manière alerte, avec des ponctuations qui reviennent au ton de ré, en passant par une formule cadentielle qui emprunte une quarte augmentée, fa #-do. Une autre structure apparaît, après une transition au piano en la bémol, dans laquelle la voix s’élève, depuis ré bémol mineur, dans le haut médium, mezzo piano, l’ensemble glissant sur différentes positions des accords du piano, la direction du voyage, « vers l’Est », étant indiquée, pp, sur la dominante de sol, avant la reprise de ce second thème. Le mouvement semble se présenter comme dans une sonate. Après cette exposition du thème B, retour au thème A, en sol, qui débouche sur une première saillie forte de la voix, faisant entendre les premiers aigus, le développement conduisant à une réexposition du thème, cette fois-ci en ut, pour rester suspendu sur la dominante de sol, qui donne alors lieu à un remarquable intermède pianistique, qui développe le thème A de manière presque frénétique et insistante (et fait entendre l’intervalle de quinte mi-si, qui occupe une place particulière dans « Цветок » ), épisode ponctué par la voix, qui reprend le thème B, transposé en sol, sur la dominante. La même cheville qui avait servi à indiquer « Vers l’Est », permet de regarder « au loin », et de réintroduire le thème A, présenté dans son mode et sa nuance d’origine, et même, pianissimo. Alors que le voyageur, pris par les vagues de l’Océan, peine à rassembler sa conscience, le discours poétique, de plus en plus épars, disparaît, s’éteint, par fragments.
Une transition de sens se fait, entre cette fresque impressionnante, et « Кольцо », qui évoque la mésaventure d’un pêcheur de perles, qui a perdu dans l’océan l’anneau que sa bien-aimée lui avait donné, et, avec lui, son amour. Notée à 200 à la noire, cette pièce est, pour le chanteur, comme pour le pianiste, une des plus redoutables de tout le répertoire vocal de Weinberg : pour les deux interprètes, la difficulté consiste à éviter de donner l’impression d’une exécution mécanique, tout en s’efforçant de garder un minimum de pulsation, de respiration, de trouver moyen d’articuler ce qui doit l’être (en particulier le texte !), tout en satisfaisant au mieux à la vitesse demandée. L’ensemble, en dépit de sa difficulté, donne une étonnante impression de légèreté, les harmonies ponctuées et répétées, dans l’aigu, conférant même une aura magique à la pièce. Il s’agit d’un des véritables bijoux de ce recueil, une authentique perle… On note que la quarte descendante, qui ponctue de plusieurs manières la ritournelle du piano (notamment à la mesure 5) se trouve renversée, aux mesures 13 et 14, sous la forme d’une quinte à vide, qui, de nouveau, semble renvoyer à l’intervalle qui occupe une place si particulière dans « Цветок », tandis que la quarte augmentée apparaît dès la première phrase chantée sous la forme fa – si bécarre.
« Судьба » est l’occasion d’un traitement musical plus solennel, qui évoque presque la statuaire : les saillies initiales (dont la mesure 2 semble développer le trait qui apparaît dans « Кольцо », dès la mesure 31, et surtout, dans les mesures 79 à 82, qui concluent la pièce) du piano pourraient être assimilées aux coups de marteau du sculpteur, et les accords impétueux pourraient dessiner les arêtes qui se dégagent de ces frappes. Cette métaphore convient en fait assez bien au sens général de l’allégorie développée par le poète. Il est rare que la nuance de la ligne vocale soit aussi extravertie, voire dramatique, dans les mélodies de Weinberg ! L’intervalle de quinte, que l’on a déjà retrouvé dans d’autres pièces du cycle, après une première mise en évidence dans « Цветок », est celui sur lequel démarre la partie vocale, sur la position si bémol – mi bémol, et sera réexposée, aux mesures 37 à 39, sur la position si – mi, comme dans la première exposition du cycle. La finale revient à des nuances piano et pianissimo, en semblant reprendre le matériau thématique de la fin de « Кольцо », avec un travail très délicat sur le chromatisme. Un des commentaires, au piano, trois mesures avant le Lento qui ouvre l’épisode final, annonce une partie du matériau thématique de la pièce suivante.
« Узник к мотыльку влетевшему в его темницу », qui évoque la confrontation, et l’étrange dialogue, entre un prisonnier et un papillon de nuit venu de l’extérieur par la lucarne de la cellule, est certainement la pièce la plus spectaculaire, contrastée, et puissante, du recueil. Il est significatif que, dans sa mise en musique, Weinberg atteigne à la puissance évocatrice de pièces de Gustav Mahler, telles que Revelge ou Der Tambours’gsell. La voix entre pratiquement en écho du piano, sur un motif sec, aux harmonies acides, qui semble concentrer le matériau des dernières mesures de « Кольцо », dont les fragments ouvrent « Судьба ». Pourtant, la phrase se développe avec un certain lyrisme, dans un environnement harmonique sévère. La fin de l’exposition propose une déclinaison de formules mélodiques sinueuses et exigeantes, tournant autour d’ut mineur, reprise en écho par le piano, dans une structure qui sera reproduite plus ou moins fidèlement par la suite, qui semble reprendre le matériau des mesures 51 à 56 de « Судьба ». La seconde strophe reprend la même structure musicale, la répétition finale du piano étant variée. L’ensemble est introduit dans une solide nuance forte. La ponctuation du piano débouche sur un second thème, exposé à la voix, sur un intervalle de quinte diminuée, pp, réexposé aussitôt sous la forme de la quinte juste, intervalle clé, depuis « Цветок », et explore mezzo piano le haut médium, pour revenir au pp sur les premiers aigus, et une phrase conclusive associant si bémol mineur et ut mineur. Le premier thème revient, forte, et débouche très vite sur un travail de développement tourmenté, dans le haut médium, puis le médium de la voix, déclinant une phrase ascendante diatonique, de fa à do # (mesures 53 à 54), conduisant à un interlude pianistique robuste, autour de l’intervalle de quinte, qui introduit une dernière strophe, dans laquelle la conclusion de l’exposition passe à l’octave aiguë, puis l’épisode introduit par la quinte diminuée est énoncé dans le haut médium, reprise sous la forme de la quinte juste mi-si, forte, avant qu’une nouvelle section ne soit énoncée pp, la fin de la pièce terminant dans un murmure, commentant le désespoir de celui qui demeure enfermé dans les murs de la prison.
C’est dans une authentique « forme Lied » que se décline ce qui ressemble à une berceuse, « Ночь » , notée Adagio, et chantée presque entièrement pp, voire ppp, lorsque l’aigu est sollicité. La phrase qui s’ouvre, aux mesures 6 et 7, reprend la conclusion de « Кольцо » (mesures 79 à 82), et le dernier vers est chanté ppp sur l’accord-clé mi-si, présenté pour la première fois dans « Цветок », redoublé à l’octave, tandis que la voix déploie une ligne circulant dans l’intervalle de quarte augmentée la bémol-ré.
« Листок » est l’occasion d’un des véritables miracles du recueil : Weinberg parvient à donner l’impression de la fragilité des feuilles emportées par le vent, par un motif erratique, en doubles croches, à la main droite du piano, emporté parfois par des accords à la main gauche, sur lequel la voix décline des phrases légères, parfois plus présentes, évoquant la violence du vent, ou disparaissant presque complètement, sur un fa aigu pp immatériel. Dès la présentation de la pièce, le dispositif attire l’attention, avec un tempo noté « Allegro », et une pulsation indiquant 46 pour l’addition de la noire et de la noire pointée ! Aux mesures 31 à 33, l’incertitude du chanteur, entre do et do # évoque l’accord mi bécarre – mi bémol de « Путешественник ». La belle phrase initiée aux mesures 35 à 37 (qui revient aux mesures 68 à 81) semble reprendre le matériau thématique des mesures 31 ç 36 de « Узник к мотыльку влетевшему в его темницу ». Dans l’épisode central, à la sortie d’un bel intermède pianistique, la voix fait entendre une phrase diatonique, de fa à si bécarre, sur une quarte augmentée, qui rappelle les mesures 53 à 54 de « Узник к мотыльку влетевшему в его темницу ». La dernière phrase semble vouloir introduire la pièce suivante.
Construite comme une chanson strophique, « Песня бедняка » affecte une forme faussement simple : la ligne mélodique semble suivre fidèlement le ton d’ut mineur, mais les commentaires du piano (construits sur l’accord de quinte à vide, avec des incertitudes de plus en plus prononcées, depuis fa majeur, le mi naturel étant parfois superposé au mi b, et l’accord mi-si semblant littéralement se cacher au creux de certaines transitions) débordent régulièrement vers d’autres environnements, tout en affectant la stabilité. Du reste, la première phrase vocale est ponctuée par une quarte augmentée, fa-si bécarre. Les variantes mélodiques introduites dans les répétitions strophiques sont aussi subtiles qu’élégantes. Le dessin du second thème, introduit en la mineur, est particulièrement chargé de nostalgie, et convient à l’abandon résigné des malheureux, qui n’ont plus d’autre issue que de croire dans une autre dimension, où ils pourront être moins malheureux. La longueur de la pièce semble faite pour faire prendre conscience du ressenti des pauvres gens, dans des vies qui n’en finissent pas d’être pénibles. De manière significative, dans cette mélodie, où il évoque le peuple, Weinberg adopte une allure mélodique facile à mémoriser.
C’est dans une atmosphère d’intensité émotionnelle impressionnante que Weinberg clôt l’un de ses cycles les plus aboutis. L’évocation de la dépouille de Pouchkine, qui vient de trouver la mort dans le duel fatal qui l’a emporté, sous la plume de son maître Zhukovsky, parle de l’étrangeté de la mort, et des ressentis presque dérangeants, qui dépassent la réalité matérielle, et suggèrent la possibilité de l’Au-delà. Une succession lente, voire plus que lente, d’accords (à mi-parcours, ceux-ci sont notés, non plus par des rondes, mais des rondes doublées), évoque l’éternité, et l’attente lourde, pesante, devant le cadavre qu’on peine à identifier comme la personne qu’on a connue et aimée. Chacun des accords est en fait par la suite dévolu à l’un des vers de la première strophe. Démarrant pp, et explorant le fa grave, la voix s’élève peu à peu vers le haut médium, pour exprimer forte l’étonnement du témoin. Aux mesures 4 et 5 (puis 16 et 17), un motif qui semble reprendre celui des mesures 23 et 24 de « Узник к мотыльку влетевшему в его темницу », ainsi que des mesures 35 et 36 de « Листок », sert de transition modale. On entend également l’intervalle descendant si bémol-mi, de quarte augmentée, puis le même intervalle, ascendant cette fois, sol-ré bémol. La seconde strophe démarre sur la même succession d’accords, variée par les commentaires de la main gauche du piano (qui évoquent le trait de la mesure 2 de « Судьба », mais aussi l’intervalle de quinte à vide, de toute évidence chargé de sens, dans l’ensemble du cycle), et les distributions subtiles des nuances. La voix ponctue la pièce par des interrogations, prêtées à Pouchkine, qui interroge son professeur et ami, et lui demande : « Que vois-tu ? Que vois-tu ? » Le cycle se conclut par un accord de si bémol… comme il avait commencé ! On aura noté au passage un vaste éventail (non exhaustif !) de détails d’écriture et de composition musicale qui contribuent à tisser une forte cohérence dans ce cycle, particulièrement travaillé comme une architecture complexe et éloquente. A tous égards, il s’agit d’une des œuvres les plus accomplies de Weinberg, et il est d’autant plus injuste qu’elle n’ait pu obtenir la reconnaissance qui lui est due, du vivant du compositeur.
Il est difficile d’imaginer qu’un tel recueil n’ait connu aucune performance jusqu’en août 2023. Il est permis de s’interroger sur le profil vocal que Weinberg avait en tête, en composant ce cycle complexe, et exigeant vocalement. A titre d’hypothèse, j’invite à prendre en compte le fait qu’en Pologne, depuis 1972, une magnifique basse commence à se faire connaître, disposant d’une couleur somptueuse, veloutée, ronde, d’un aigu spectaculaire, maîtrisant les nuances de manière impressionnante, et affichant une homogénéité sur toute sa tessiture : Leonard Mroz fait figure de révélation, en particulier dans le rôle de Pimen, dans Boris Godunov, qu’il chante aussi bien en Russie qu’en Pologne, et qu’il est invité à enregistrer, en 1976, aux côtés de Martti Talvela et Nicolai Gedda. De religion orthodoxe, Mroz défend également la musique sacrée associée à ce culte, ce qui lui vaut également l’intérêt d’auditeurs russes. Mais surtout, c’est un fervent défenseur de la romance, russe ou polonaise, répertoire dans lequel il déploie une technique raffinée et parfaitement maîtrisée. Ce magnifique chanteur pourrait bien avoir été envisagé par Weinberg, dans la composition de cet opus, de même que pour le suivant.
En 1979, Weinberg compose à nouveau pour la voix de basse, un cycle sur des poèmes de Baratynski, poète de la même génération que Pouchkine, publié en 1986, sous le numéro d’Opus 125. Pour autant, étrangement, c’est une version manuscrite, que Muzgiz fournit à l’éditeur Peermusic ! Il est vraisemblable que ce recueil, qui cette fois dure quelques 25 minutes, n’ait pas été créé du vivant du compositeur. Pourtant, il recèle de fort belles surprises, et contient ce qui peut être à juste titre caractérisé comme l’Art poétique de Weinberg, pour ce qui concerne la mélodie. « Мой дар убог » propose une déclinaison dépouillée de moyens musicaux, pour entourer une ligne vocale minimaliste, qui murmure pp « Mon talent est modeste ». Pourtant, de subtiles dissonances viennent rehausser ce dispositif presque effacé, permettant de délicates modulations. C’est sur un motif quasi continu de doubles-croches que se décline « Старнк » (le vieillard), qui évoque les limitations de la vieillesse dans des phrases mélodiques dessinées sans arêtes, avec retenue, entre les nuances pp et mp, pour se figer dans de longues tenues finales, qui semblent vouloir évoquer la mort. Presque aussi rapide que « Кольцо » dans l’Opus 116, « Водопад » s’ouvre de manière tapageuse par l’invitation « Fais du bruit ! », sur laquelle le piano claironne ses appels, et la voix déploie ses phrases dans les premiers aigus. Un bref interlude au piano introduit un épisode évoquant les nuances des bruits perçus par le poète, et l’écriture modale distille savamment des dissonances mises en valeur par leur parcimonie, et leur caractère abrupt. Tout l’épisode central de cette mélodie, avant le Da Capo final, est d’une délicatesse et d’une efficacité qui dénotent la maîtrise, et la sécurité, avec lesquelles Weinberg désormais compose, sûr de la moindre touche de son art. « Были буры » propose un motif sobre et profond, au piano, sur lequel la voix décline une ligne élastique, tendue dans le haut médium et le grave, dans la nuance forte, culminant à la fin de la première strophe au mi aigu. C’est très bel interlude pianistique qui sert de transition, exploitant, puis déconstruisant, le matériel thématique de l’introduction, avant le retour de la voix, piano, comme un regard nostalgique, qui s’immobilise dans les regrets. « Как много ты в немного дней » réserve la surprise d’une des pièces les plus délicates, profondes et sensibles, de toute la lyrique d’un compositeur, pourtant réputé dans ce domaine. Une introduction pianistique planante, aux phrases comme suspendues, comme si elles hésitaient à trouver leur ponctuation, conduit, par l’intervention de la basse, à la main gauche, à une position cadentielle, qui permet à la voix d’entrer. C’est pp qu’elle le fait, dans une phrase particulièrement caressante, d’une étonnante douceur évocatrice, s’enflant à peine vers un mezzo forte, pour délivrer un premier ré bécarre, puis une cellule qui rappelle le désespoir du prisonnier, dans l’Opus 116. La transition au piano reprend, en les allongeant, les motifs de l’introduction, pour inviter la voix à décliner la seconde strophe, pratiquement à l’identique, dans une atmosphère et des nuances très proches. La robustesse de la mélodie « Весна, весна ! », et de son accompagnement pianistique, est contredite par la nuance pp : l’effet est particulièrement étonnant, et la puissance qui s’en dégage est d’une nature inattendue : aussi, quand l’interlude central du piano voit l’intensité croître, avec la nuance, et ouvre sur une reprise du thème initial, pp, par la voix, pour déboucher sur un crescendo impérieux, on reçoit avec une surprise d’autant plus grande le pp subito sur lequel la pièce se clôt. « Муза » boucle la boucle de cet Art poétique étonnant, qui semble vouloir cacher les trésors, les richesses, de l’art du compositeur, derrière une simplicité, une humilité affichée, qui semblent toujours révéler l’inattendu, et fait des notes de passages, de l’arrière-plan, le centre même du tableau. L’introduction pianistique développe une imitation à peine rigoureuse, entre deux voix, aux deux mains, entre lesquelles se multiplient des points de rencontre grinçants, ou distordus, la troisième voix faisant entendre d’emblée des accords de trois sons (la-si-do plaqué dès la première occurrence), pour décliner un motif ornemental qui rappelle « Ночь » de l’Opus 116. Après une formule de transition très retenue, la voix entre, sur un ambitus d’une octave, pp, pour explorer le haut-médium, comme en hésitant, passant de la mineur à si bémol mineur, puis de nouveau à la mineur, sur une tenue, ornementée par le piano sur trois portées. La même formule de transition, une octave plus bas, introduit le retour de la voix, qui présente une variation de la première formule, pour revenir à l’ambiguïté si bémol mineur / la mineur, de manière plus tendue, dans un épisode plus lyrique, noté forte, dans les premiers aigus de la voix, avant de revenir s’éteindre, pp, sur la dominante de la mineur, le piano ponctuant, avec des bribes des motifs énoncés, de plus en plus éparses. Modestie, économie de moyens, retenue, pour mieux ménager les effets, et toucher juste, pour exprimer les émotions. L’art de Weinberg est tout dans la subtilité, l’élégance, et l’émotion la plus retenue.
En 1981 Weinberg publie « Pamiatka » (Monument), Opus 132, pour basse et piano, sur un texte d’Elzbieta Szemplinska, dédié à sa mère, décédée en 1941. L’œuvre s’ouvre par une introduction au piano qui affecte la forme d’une berceuse, superposant les tonalités de la mineur et de sol # mineur, le thème passant de la main droite à la main gauche, pour connaître des développements de plus en plus travaillés, ralentis, ou repris en doubles-croches, et c’est après un conduit en valeurs longues qu’entre la voix, à la mesure 18, sans le piano, pp, pour toucher le ré aigu avec délicatesse. Un bref rappel du matériau de l’introduction permet de passer à la suite de la déclamation, sur les mêmes formules mélodiques. Accompagnée par une main gauche… comme en retard, qui fait aussitôt rentrer le thème initial, la reprise semblant se perdre dans une répétition d’un motif bégayant. La troisième entrée de la voix, d’abord seule, est suivie, comme avec hésitation, par le piano, qui finit par oser les deux mains, sur un crescendo du chanteur vers un premier forte. Mais très vite, la nuance pp revient, forçant le piano à allonger ses valeurs rythmiques, ou à les fractionner, pour se faire de plus en plus immatériel. La douleur prend le dessus, dans la partie vocale, pour revenir à une nuance extravertie, forte, puis ff, et monter jusqu’au mi aigu. Le piano ponctue, et commente, dans une esquisse de développement, et la voix place une nouvelle intervention, forte, puis piano. L’instrument reprend alors le matériau initial, pour le développer, le transformer, jusqu’à une nouvelle entrée de la voix, pp, dans la zone ré # / ré bécarre, tendue, pour la voix de basse, un crescendo conduisant de nouveau, forte, au mi aigu. Un nouveau commentaire du piano reprend les motifs énoncés, et les transforme, pour revenir à une phrase pp du chanteur, dans le haut-médium. L’hommage se termine par la répétition de l’expression de l’adieu, d’abord forte, puis pp, avec résignation et douleur. La conclusion du piano est comme une désarticulation de tous les éléments de l’ensemble. Le désespoir de la pièce est particulièrement lourd, alors que les moyens sont beaucoup moins retenus que d’ordinaire.
La même année Weinberg termine un nouveau cycle de dix mélodies pour basse, sur des poèmes de Fet, un autre poète romantique, légèrement postérieur à Pouchkine et Baratynski, d’une durée de 45 minutes, équivalent à l’Opus 116, sous le numéro d’Opus 134. Il se trouve qu’à l’exception de la réfection des Mélodies enfantines de 1947 (qui sera republié sous le numéro d’Opus 137 en 1984), ce cycle vocal est son tout dernier. Il porte sur le manuscrit le nom du dédicataire, une jeune basse, qui vient d’obtenir son prix au Conservatoire de Moscou, Anatoly Safiulin… qui se fait connaître par la suite, dans l’enregistrement de la Symphonie Babi Yar de Chostakovitch dirigé par Guennadi Rozhdestvensky… L’astuce semble avoir porté ses fruits, car le jeune chanteur créé le cycle en septembre 1984… après quoi, il semble ne plus jamais avoir été chanté. C’est peut-être dû au fait qu’il n’a pu travailler que sur le manuscrit du compositeur, aucune édition n’ayant été imprimée avant celle de Peermusic, en 2014. Et, en 1981, l’écriture de Weinberg devient difficile à lire, y-compris pour la musique. Mais il est vraisemblable que le cycle ait été ignoré pour les mêmes raisons que les Opus 116 et 125, les poètes romantiques choisis par le compositeur étant considérés comme trop « individualistes », et formalistes par le pouvoir à l’époque de Brezhnev !
Les contraintes exercées par le régime sur les artistes pèsent, et peuvent avoir des conséquences variées. Ainsi, cet ultime cycle de Weinberg s’ouvre-t-il avec ce qui s’apparente littéralement à une chanson d’allure populaire, presque « prolétaire », « Я пришёл тебе с приветом » : une fondamentale à l’octave grave, et une batterie sur la tierce et la dominante, scandent le ton de sol mineur, sur lequel le chanteur décline pianissimo la première strophe du poème, où il est question d’amour, de nature, et de salut. La seconde strophe reproduit ce dispositif quasi à l’identique, avec de légères variations au piano. Un léger crescendo, vers un mezzo piano, anime la troisième strophe, avec une montée dans le haut-médium, qui s’éteint presque, pp, tandis que les variantes du piano superposent des degrés qui provoquent des dissonances de plus en plus perceptibles, et des modulations étranges. La dernière strophe est fractionnée en deux sections, un léger crescendo vers mp laissant passer le haut-médium, pour revenir s’éteindre, pp, sur une décomposition du matériel thématique du piano.
La seconde pièce, « Это наверное ты », provoque un fort contraste : Allegro con moto, les batteries de triolets du piano donnent un sentiment haletant, sur lequel la voix décline, pianissimo, les émotions de l’attente. De délicates variations modales et rythmiques épicent ce scherzo, dont le premier crescendo se déploie, piano, seulement, dans une extension de la mesure, de 9/8 à 18/8, pour revenir à 9/8, mais au prix d’un « Meno mosso », dans lequel la voix introduit, pianissimo, la dernière strophe : mais la prise de conscience des parfums du printemps, sur le Tempo Primo, libère la voix, forte, pour en célébrer l’arrivée, avant de boucler la comparaison avec la femme aimée, pour énoncer le titre de la pièce, dans un pianissimo empreint de tendresse.
« Благовонная ночь » pousse encore plus loin les recherches de « Листок » de l’Opus 116 : pendant 38 mesures, piano et voix semblent développer leurs phrases de manières dissociées et indépendantes, le premier lançant de légères et fugaces bribes, qui s’éteignent, à peine esquissées, tandis que la voix déploie d’élégantes arches, et discrètes, pianissimo, décrivant l’environnement d’amants qui n’osent plus se parler, en raison d’un lourd secret. Voix et clavier se réunissent, pour exprimer la peur du poète, forte, puis reprennent leurs courses dissociées, avant que les odeurs de la nuit n’enveloppent le tout, la tenue finale du chanteur, et la décomposition du matériel thématique du piano.
« И заря, заря! » propose une évocation du crépuscule, dans un dispositif associant un tempo lent (Adagio) à des motifs joués et chantés pianissimo, en deux ensembles. L’exposition au piano fait entendre un motif en tierces parallèles de type ornemental, jouant sur des intervalles expressifs (degré supérieur à la dominante, saut de quinte, puis de sixte, etc.) et des tensions harmoniques. La voix propose un commentaire reprenant des éléments fragmentaires de ces matériaux, et prolongeant certains intervalles par des tenues. Le premier mot, « Le murmure », susurré, et comme fragmenté du reste de la phrase, annonce efficacement l’atmosphère. Le second thème est introduit par un motif de note répétée (fa #), « Meno mosso », sur lequel la voix déploie une phrase plaintive, pianissimo, dans le haut-médium, dans la zone du passage, évoquant les jeux de lumière et d’ombre dans la nuit. Dans une nuance ppp sont évoqués baisers et larmes, signalant la présence des amoureux… puis le thème initial revient, pour clore l’évocation dans une réalisation musicale du crépuscule.
On peut difficilement imaginer contraste plus accusé, que celui réalisé par « Это всё весна », qui démarre forte, Allegro à 192, sur un motif martelant l’octave de si naturel, sur lequel la voix énumère les éléments caractéristiques du printemps, qui, dans le cycle, se trouve ainsi évoqué pour la seconde fois dans une pièce rapide, mais cette fois, d’une manière péremptoire et extravertie. La voix est invitée à faire sonner le haut-médium forte, tandis que le piano ponctue les strophes avec des esquisses thématiques simples, redoublées dans le suraigu, d’une manière qui rappelle les scherzos de Chostakovitch. La voix touche d’abord le do # aigu, puis le ré bécarre, avec insistance, et alors que les valeurs rythmiques s’allongent, les mesures passant occasionnellement de 4/4 à 6/4, puis la dernière strophe fait entendre le mi aigu du chanteur, à pleine voix, dans une affirmation qui énonce exactement le titre de la mélodie.
Reprenant la dernière note de la mélodie précédente, « Приметы » (Signes), dans une nuance ppp au clavier, conduit, par de capricieux arpèges, vers l’accord de sol, puis de la bémol majeur. La mélodie présente la particularité d’être notée sans armure, au piano, et avec trois bémols, à la voix. Celle-ci entre en la bémol majeur, pianissimo, sur un motif de quartes ascendantes, puis descendantes, qui sera résolu, dans le second vers, par une quinte descendant sur la dominante du ton fondamental. Le piano développe alors un épais tissu d’arpèges complexes, pour arriver à une suspension sur un accord complexe sur la fondamentale de la bémol, sur lequel la voix énonce la seconde strophe, quasi identique à la première. A partir de ce moment, des fragments des éléments initiaux ouvrent le développement, à la voix comme au piano. La nuance monte progressivement, d’abord au mezzo forte, puis, après une nouvelle transition touffue au piano, ponctuée par une suspension dans l’octave aiguë, la voix poursuit ff, évoquant le vol et les appels des mouettes, et les menaces de la nuit. La nouvelle transition du piano, plus tourmentée, semble expliciter ces menaces. La dernière strophe démarre forte, puis progressivement se réduit jusqu’au pp qui évoque les restes d’un naufrage. Il ne subsiste plus, au piano, que des éléments épars.
La romance « Не избегай », introduite par des éléments d’une valse déstructurée, plaquant d’âpres dissonances, que les ponctuations de la main gauche ne parviennent jamais à résoudre, peut surprendre, par le caractère très tonal de la ligne vocale, mais aussi, sa nuance obstinément forte, très inhabituelle, dans l’art de Weinberg. Exploitant le haut médium de la voix, la ligne évoque le dépit amoureux du poète, qui culmine sur un premier mi bémol, qui sort du ton initial de la mineur. Sur des batteries classiques en la mineur, qui semblent renvoyer à la première mélodie du cycle, le chanteur parcourt sa tessiture, depuis le la grave, jusqu’au ré aigu, puis le mi. La réexposition reprend la première ligne, pour la ponctuer sur une affirmation, celle du serment amoureux, sur un ré aigu.
« Шуиела полночная вьюга », dont le texte évoque la fureur de la bourrasque, démarre au piano, fortissimo, et Largo, pour énoncer un dispositif qui semble reprendre celui du centre de la mélodie précédente, et déboucher sur un accord grave de fa majeur (les deux mains du piano en clé de fa), sur lequel le chanteur entre, pp ! Toute cette introduction créé l’effet de surprise. Les phrases vocales sont languissantes, presque plaintives. L’évocation des deux ombres des amoureux sous tension exploite le pouvoir expressif de l’intervalle mélodique du demi-ton, entre mi et fa, d’abord, puis fa et sol bémol, dans la nuance piano. Une seconde transition du piano revient à la nuance ff, mais la voix, toujours, entre pp, pour trouver une résonance aux sentiments des amoureux, dans la nature qui les entoure : ce n’est que quand le dialogue s’ouvre entre eux, que la charge émotionnelle se libère, ff, puis f, dans le haut-médium de la voix, tandis que le piano s’immobilise.
La pièce suivante évoque les sentiments du poète vieillissant, lors d’un bal fréquenté par la jeunesse, dans une atmosphère qui rappelle la scène de bal de l’Opus 146 de Chostakovitch. Les dessins mélodiques de la valse évoquent le tournoiement, la perte des repères, due à l’ivresse, aux mouvements, à la foule, une forme de recherche de silence intérieur, dans un bruit tellement assourdissant… que tout s’éteint presque. C’est naturellement pp qu’entre le chanteur, avec des phrases morcelées, qui tentent de construire un thème de valse. Les intervalles conduisent le chanteur assez loin du ton fondamental de fa # mineur (fa majeur), pour y revenir de manière presque maladroite, déployant la tessiture du do # aigu au sol # grave. L’évocation du tourbillon du bal permet à la voix de s’exprimer dans le haut-médium forte, mais la conclusion de la strophe revient mp, puis diminuendo. La seconde strophe, après l’énoncé initial du piano, reprend le même dispositif, dans les mêmes nuances. La fin de la pièce, ralentie à un Andante, fait de nouveau entendre le sol # grave, pour terminer sur une tenue, sur le fa # médium, tandis que s’éteint la valse, et avec elle, la vision onirique presque inquiétante, développée par le compositeur.
Le cycle se termine sur l’évocation de la manière dont la vie s’est écoulée, « жизнь пронеслась », Largo, à 4/4, pp, avec un motif obsessionnel, à la main droite, sur un intervalle de onzième rythmé de manière boiteuse, qui, bien que varié, revient obstinément pendant toute la première partie, tandis que la voix développe une ligne pathétique, sur une sixte descendante, bientôt amplifiée par une sixte augmentée, de mi bémol à si bécarre, puis une septième, avant d’évoquer douceur et clarté, ppp ! La demeure ultime conduit cependant le chanteur vers un forte sur le ré, répété, pour descendre sur une quarte augmentée, au fa. Une transition désarmante de simplicité et d’efficacité émotionnelle résonne ff au piano, jouant de retards harmoniques : une mesure à 3/2 permet d’obtenir un diminuendo vers une version pp du même motif, sur laquelle le chanteur évoque pp également l’échappée de l’âme hors de la tempête, pour gagner dans le silence son lit profond et froid : dans le haut-médium et l’aigu, le chanteur est invité à chanter forte, et conclut de même le cycle sur une quarte diminuée, tandis que le piano reprend le motif initial, en le ralentissant, puis en l’immobilisant.
Le parcours de l’ensemble des cycles pour voix de basse de Weinberg met en évidence un art de mélodiste d’un grand raffinement, d’une efficacité sûre, et qui parvient à libérer des émotions profondes, dans un cadre où l’on perçoit sans cesse l’impact des contraintes exercées par le régime, l’Union des Compositeurs, et leur censure. Dans certains cas, on a pu observer combien le compositeur travaille dans une retenue qui aboutit à réduire presque à néant la part la plus personnelle, la plus originale, de sa créativité, mais, comme pour son aîné, ami et protecteur Chostakovitch, le miracle est que ces contraintes font jaillir, par contrecoup, une extrême concentration de subtilité, de finesse, et de talent, qui touchent interprètes et auditeurs aux détours de pratiquement chaque phrase !