Let’s make… a show / an apero / a (soap) opera
Préhistoire de la naissance de l’opéra dans la Renaissance polyphonique
Transformations et succès du Berger fidèle de Giovanni Battista Guarini (1538-1612)
25 extraits de la pièce originale mis en musique par les plus grands compositeurs de madrigaux polyphoniques de l’époque. Même Shakespeare n’a pas connu un succès équivalent auprès des musiciens contemporains. Un fragment de scène connaît même 33 mises en musique différentes, réunies en 1585 dans un volume qui lui est spécialement dédié !
Acte I, Scène 1
LINCO Quel augellin, che canta MARENZIO (VII)
MONTEVERDI (IV)
D’INDIA (III)
Acte I, Scène 2
MIRTILLO Cruda Amarilli DE WERT MARENZIO (VII)
D’INDIA (I)
MONTEVERDI (V)
PALLAVICINO
MIRTILLO Poi che col dir t’offendo,
I’ mi morro tacendo
Io tacero GESUALDO (IV)
ERGASTO O fido, o forte Aminta ! MARENZIO (VII)
Acte II, Scène 3
DORINDA Quella damma son io SCHÜTZ
Ma con chi parlo ? Ahi lasso D’INDIA (I)
Acte III, Scène 1
MIRTILLO O primavera DE WERT
LUZZASCHI
MONTEVERDI (III)
SCHÜTZ
Oh dolcezze amarissime MARENZIO (VII)
SCHÜTZ
Acte III, Scène 3
MIRTILLO Ch’i’ t’ami, e t’ami più MONTEVERDI (V)
Avrai tu almen pietà MONTEVERDI (V)
Ma tu, più che mai dura MONTEVERDI (V)
Ah, dolente partita ! DE WERT
MARENZIO (VI)
MONTEVERDI (IV)
Acte III, Scène 4>
AMARILLI O Mirtillo MARENZIO (VII)
MONTEVERDI (V)
E tu, Mirtillo, anima mia MARENZIO (VI)
MONTEVERDI (IV)
Che se tu se’ ‘l cor mio MONTEVERDI (IV)
Acte III, Scène 6
MIRTILLO Udite, lagrimose DE WERT
de MONTE
MARENZIO (VI)
Sal. ROSSI
QUINCIANI
RICCIOLI
Arda pur sempre, o moro PORTA
Orlando di LASSO (1 & 2)
DE MONTE
GASTOLDI
INGENIERI
MARENZIO (VII)
VAROTTO
ROVIGO (1 & 2)
BETTANI
REGNART
CAVACCIO
FLORUS
COSTA
MASNELLI
MOSTO
RAGNO
RAI
RICCIO
LECHNER
SALES
RICCI
de FOSSA
MORARI
ASCANIO (1 & 2)
CORNAZZANI
MUSSOTTO
Ferdinando di LASSO
Rudolph di LASSO
PAGANO
GIGLI
(Recueil de 1585 Sdegnosi ardori, 1585 17)
M’è più dolce il penar MONTEVERDI (V)
Acte IV, Scène 5
AMARILLI Cosi morir debb’io SCHÜTZ
Dunque addio, care selve MARENZIO (VII)
SCHÜTZ
Acte IV, Scène 9
DORINDA Ecco Silvio, colei che’n odio MONTEVERDI (V)
Ma se con la pietà D’INDIA
MONTEVERDI (V)
SILVIO Dorinda, ah, diro mia D’INDIA
MONTEVERDI (V)
Ecco piangendo MONTEVERDI (V)
DORINDA Ferir quel petto, Silvio ? D’INDIA
MONTEVERDI (V)
Silvio, come son lassa ! D’INDIA
Acte V, Scène 8
ERGASTO Selve beate SCHÜTZ
Vt Mvſica Poeſis
Canto Hélène RICHER
Canto Estelle NADAU
Canto Marie CUBAYNES
Alto Daniel BLANCHARD
Tenor Luca SANNAI
Tenor Xavier de LIGNEROLLES
Basso Frédéric ALBOU
Teorbo
Transcriptions & direction: Frédéric ALBOU
Note d’intention :
La quasi-totalité des personnes interrogées désignerait William Shakespeare (1564-1616) comme l’auteur dramatique le plus célèbre et le plus célébré de la Renaissance. Une proportion sans doute plus faible désignerait Clément Marot (1496-1544) et Pierre de Ronsard (1524-1585) comme les poètes ayant remporté le plus de succès auprès des musiciens, et ayant contribué à créer la notion de droits d’auteur. Pourtant, ces réponses ne sont justes qu’à condition d’inclure deux autres poètes, italiens cette fois, dans le peloton de tête, l’un plus ancien, Francesco Petrarca (1304-1374) et… Giovanni Battista Guarini (1538-1612). Il peut paraître étrange de ne pas retrouver ici le Tasse (1544-1595), fréquemment mis en musique, notamment par Marenzio et Monteverdi, ou l’Arioste (1474-1533), dont les poésies ont été célébrées comme les plus marquantes de la Renaissance italienne. Pourtant, les faits le confirment: Guarini a été le poète le plus fréquemment mis en musique en Italie avec Pétrarque, et son succès éditorial auprès des musiciens n’est comparable qu’à celui de Ronsard en France.
La portée et les implications du succès de Guarini auprès des musiciens vont même BEAUCOUP plus loin que dans le cas de Ronsard. C’est en effet une oeuvre théâtrale de Guarini qui concentre l’essentiel de son succès, même si un large éventail de ses autres poèmes a également été mis en musique par des compositeurs : composé entre 1580 et 1583, Il Pastor fido voit en effet quelques 25 extraits de son texte figurer en position d’honneur dans nombre de livres de madrigaux publiés en Italie. Les conséquences de cette vague sont décisives pour l’évolution de la musique en Italie.
Le Berger fidèle est représenté dans le sillage de l’Aminta du Tasse (1573): ces oeuvres trahissent, chez les poètes italiens, une aspiration à faire revivre, sur la scène théâtrale, l’univers poétique de l’Idylle du poète alexandrin Théocrite, ainsi que des Bucoliques de Virgile.. De manière peut-être inattendue, c’est autant vers une expressivité théâtrale, que vers un héritage poétique antique, que ces œuvres ouvrent des perspectives. C’est là, en Italie, à ce moment précis, que nous trouvons l’origine de la mode raillée, aux XVIIe et XVIIIe siècles, pour les scènes amoureuses montrant des bergers. Il y a là un pendant aux histoires des héros, le changement de “classe” (le terme est certes anachronique) permettant aussi de changer de registre de langage, et de prêter aux personnages des accents plus familiers, plus proches de ceux que les spectateurs pourraient spontanément adopter. Le changement de registre de langage est d’ailleurs tellement au coeur du travail poétique de Guarini, que Le Berger Fidèle, tout en respectant un code général adapté aux bergers de l’Arcadie légendaire, propose de forts contrastes, entre les interventions de prêtres des dieux (voire du fleuve Alfeo lui-même), et de caractères chargés, caricaturaux (comme Satiro, qui obéit à un code répondant à son nom, désignant un satyre), qui, s’ils parlent en vers, tombent dans le registre de la farce et de l’exagération. A ce titre, on comprend que la conception théâtrale du librettiste du Couronnement de Poppée, Busenello, doit autant à la tradition de sa langue, qu’à Shakespeare. Il est même troublant de comprendre que ce Berger Fidèle a pu, en fait, influencer l’auteur élisabéthain, que ce soit pour Les deux gentilshommes de Vérone, Othello, Roméo & Juliette, ou encore Beaucoup de bruit pour rien. Et il faut ajouter, à ce propos, que les mises en musique de Shakespeare, de son vivant, ne peuvent en rien concurrencer, numériquement et pour ses quelques 40 œuvres théâtrales, les différentes versions des mises en musique des quelques 25 extraits du Pastor Fido de Guarini !
Le succès musical de Guarini est probablement dû à sa recherche d’expressivité théâtrale et poétique, laquelle vient à la rencontre du travail des musiciens italiens sur l’expression des passions, des affetti, des émotions, et leur traduction sous les différentes formes que leur offrent les techniques polyphoniques héritées du contrepoint franco-flamand. Et c’est exactement dans cette rencontre entre les disciplines artistiques, poésie, théâtre et polyphonies, au cœur du creuset du madrigal italien, que se joue une alchimie dont les conséquences sont totalement inattendues.
Parmi les compositeurs qui utilisent le plus fréquemment des extraits du Pastor Fido, on trouve deux des madrigalistes les plus singuliers: Luca Marenzio (1553-1599) et Sigismondo d’India (1582-1629). Les extraits qu’ils choisissent sont l’occasion d’expérimentations sur les phrases déclamées, recto tono, et différents systèmes de dissonances, traduisant les émotions des personnages. Il est absolument significatif que le troisième grand compositeur italien qui illustre le plus fréquemment des extraits du Berger Fidèle soit Claudio Monteverdi (1567-1643), qui se trouve être également le premier grand compositeur d’opéras de l’Histoire.
C’est très exactement la leçon du succès de Guarini auprès des musiciens: par le style déclamatoire et expressif qu’il engage, par la forme de monologues, ou de tirades, que prennent, sur ses textes, les madrigaux des compositeurs, il est littéralement à l’origine d’une aspiration qui pousse certains créateurs à tenter de viser plus loin, pour imaginer un spectacle entier où la musique et la poésie concourent à la représentation des passions.
Il n’y a du reste là rien d’incohérent, même par rapport aux formes polyphoniques: si la comédie madrigalesque, qui se développe comme une caricature des volumes consacrés à Guarini, tourne court, il ne faut pas oublier trop vite que l’Eglise avait une tradition polyphonique quasi-théâtrale, depuis le milieu du XVe siècle, avec les Passions, chantées lors de la Semaine Sainte. Et c’est en empruntant précisément aux formes polyphoniques des passions, que La favola d’Orfeo d’Angelo Poliziano fut représentée à la Cour de Gonzague au tout début du XVIe siècle, avec des décors de Leonardo da Vinci !
Mais le désir de compositeurs tels que Monteverdi et d’India d’épouser au plus près les tensions émotionnelles et déclamatoires des textes, des monologues, l’opposition des personnages, l’architecture des contrastes scéniques, a fait éclater le cadre traditionnel du madrigal polyphonique pour accoucher d’autre chose, d’un dispositif de moyens musicaux, théâtraux, vocaux et émotionnels sans précédent, que nous connaissons depuis sous la forme de l’art total qu’est l’opéra.
En relisant Il Pastor Fido, il paraissait donc évident de proposer un “director’s cut”, à la mode d’aujourd’hui, des moments-clés, sélectionnés par les compositeurs contemporains du dramaturge, reconstituant les moments-clés du drame, à partir des monologues dans lesquels s’affrontent les principaux personnages, essentiellement deux couples, qui, comme les amants de Shakespeare, ne peuvent découvrir l’harmonie de leurs interactions qu’au terme de joutes verbales et de tensions passionnelles extrêmes, où dominent les mots “crudel” et “pietà” (la statistique numérisée le confirme): Amarilli et Mirtillo, d’un côté, Dorinda et Silvio, de l’autre. Ces deux couples annoncent Tancredi et Clorinda, Tirsi e Clori, Orfeo et Euridice, Apollo et Dafne, et tant d’autres couples, qui auront, eux, besoin de la scène de l’opéra pour théâtre de leurs rencontres et de leur innamoramento. D’une certaine manière, pour comprendre la transition de l’art polyphonique à l’opéra, il est indispensable de repasser par les travaux du psychanalyste italien Francesco Alberoni, dont les analyses du choc amoureux livrent des clés précieuses pour comprendre ce qui est en jeu, dans la fascination exercée à la Renaissance par cette pièce de théâtre !
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