Ut Musica Poesis :
Marie CUBAYNES, mezzo
Xavier de LIGNEROLLES, ténor
Frédéric ALBOU, basse
Transcriptions des partitions et des textes : Frédéric ALBOU
Note d’intention :
En cette période particulièrement lourde de l’histoire de l’Humanité, où il semble que la tension entre Caïn et Abel doive prendre une valeur prophétique, aborder le répertoire des Cantigas de Sancta Maria prend une valeur particulière.
Est-il en effet possible de proposer une lecture supplémentaire de ces pièces à la louange de la Vierge, principale médiatrice concédée aux humains, devant la toute-puissance et la volonté suprême des décrets divins ? Au moment où le roi de Castille Alfonso X (roi d’un royaume divisé, réduit par l’occupation musulmane à la portion congrue) compile cette singulière somme de pièces poétiques et musicales à la louange de la figure féminine d’intercession, la chrétienté vit un moment très particulier. A la cour du roi, plusieurs troubadours occitans ont trouvé refuge, après la tragédie de la Croisade albigeoise, qui a permis le massacre et l’expropriation des Cathares. Quelle que soit la relation entre les troubadours et les Cathares (les avis des historiens divergent sur ce point), il est difficile de contester que l’effondrement politico-économique de la zone occitane a contribué à l’assèchement de la source d’inspiration de l’art du trobar. Guirault Riquier, considéré comme le dernier des troubadours, est précisément réfugié à la cour d’Alfonso el Sabio, alors que plusieurs observateurs comparent la collection des Cantigas à un manuscrit de troubadours !
Ce programme est l’occasion de rappeler qu’un prédécesseur d’Alfonso el Sabio, au siècle précédent, Alfonso II, dit el Casto, était lui-même troubadour. A l’époque d’Alfonso X, après la catastrophe de la Croisade albigeoise, des troubadours tels que Guilhem de Montanhagol, Cerveri de Gerona et Guirault Riquier, ont été protégés par le « roi cultivé ». Il faut noter que l’attachement du Roi de Castille à lier son destin à ce recueil de poésies mises en musique, qui lui vaut le sobriquet de « el Sabio », n’est sans doute pas étranger à une identification aux rois hébraïques, David et Salomon. David est réputé avoir composé les 150 psaumes, et Salomon, le Cantique des Cantiques, ainsi que le Livre de la Sagesse : il y a de toute évidence une entreprise de « communication » avant la lettre, pour un roi dépossédé de son royaume (comme on pu l’être bien des souverains israélites), dont l’identité se définit par son legs culturel et littéraire, à défaut de pouvoir s’inscrire dans le territoire de la terre qui lui revient, ou lui serait promise… en état d’occupation. Guirault a profité de l’attachement du roi aux arts pour lui faire promulguer un décret visant à instaurer une différences entre ceux-ci, et faire respecter les prérogatives des créateurs des paroles et des chansons : nous nous trouvons étrangement devant une des premières formes de définition de la propriété intellectuelle ! Aux origines de la SACEM ?
Comment peut-on chanter la disponibilité de la Médiatrice du Ciel pour intercéder en faveur des humains, après l’effarante démonstration de cruauté sans vergogne, sans limite, sans respect d’aucun principe (même le droit naturel), à laquelle l’Eglise s’est livrée, avec la complicité de la couronne de France, à l’occasion de la Croisade albigeoise ?
Il est de nombreux historiens pour reprocher à Guirault Riquier d’avoir cherché des protecteurs, en Catalogne, en Aragon, puis en Castille. Il serait plaisant de voir les mêmes historiens… confrontés aux mêmes enjeux que le troubadour, forcés à chercher des appuis pour assurer leurs carrières. Plus proche de nous, un musicien comme Georg Solti a fui le régime nazi, depuis sa Hongrie natale, et a refusé toute appartenance nationale, acceptant seulement un anoblissement de la Couronne d’Angleterre. Que prouverions-nous, si nous songions à le lui reprocher ? Son sens de l’opportunisme et du marketing, ou notre impossibilité de concevoir le destin d’un homme qui a tout perdu ? Nous choisissons donc de placer ce voyage aux pieds de la Médiatrice de l’Humanité… sous le signe de la relation entre le « Roi Sage » qui cherche à retrouver son royaume, et le troubadour qui a perdu sa civilisation, sa terre, et qui demeure un des ultimes héritiers de sa culture, conscient que sa propre conscience n’est déjà plus qu’un souvenir.
Remarques contextuelles concernant les Cantigas de Santa Maria
Les remarques suivantes s’appuient sur consultation des quatre manuscrits (trois situés en Espagne, un quatrième à Firenze), des commentaires et analyses des musicologues ayant publié des fac-similés de ces manuscrits, ou des éditions des partitions originales, et des présentations des musicologues et musiciens ayant proposé des anthologies de ce vaste corpus poético-musical.
En premier lieu, il importe de souligner que le corpus est désigné comme caractéristique de l’héritage du Roi Alphonse (Alfonso, ou encore Anfos) X de Castille et d’Aragon, dit El Sabio. Les musiciens tirent ainsi la couverture à eux, devant un héritage culturel qui comporte également trois autres compilations poétiques (en grande partie dépourvues de partitions notées), les Cantigas de amor, les Cantigas de escarnio et les Cantigas de amigo. Outre ces quatre compilations de Cantigas, la bibliothèque décidée par le Roi « Savant » comprend la première entreprise d’une Histoire d’Espagne, ainsi que des traités d’Astronomie, de Mathématiques, associés à un projet de traductions d’ouvrages scientifiques des voisins andalous musulmans et juifs, des manuels d’initiation aux échecs, et d’autres jeux…
Certains historiens et musiciens rappellent la présence à la Cour du Roy Alfonso de celui qui est présenté comme le dernier troubadour, Guirault Riquier, pendant près de dix années. La relation entre le troubadour de l’ancienne Occitanie et le Roi sans royaume traverse notamment l’épisode de la reconnaissance du statut de troubadours (comprendre : « créateur », soit auteur des poèmes et compositeur des musiques), face au statut des jongleurs (uniquement interprètes), qui sont traités à l’égal des créateurs, sans aucune distinction envers ceux-ci. On est étrangement tout près d’un début de reconnaissance du droit à la propriété intellectuelle.
Outre Guirault Riquier, le Rey Alfonso bénéficie de la collaboration de Martin Codax, pour les Cantigas de amigo (cinq cansos comportant la musique, et mentionnant le nom de Martin), ainsi que des visites de Cerveri de Gerona (avec qui Guirault entretient une correspondance), Paulet de Marseille, ou Folquet de Lunel.
Les commentateurs des Cantigas de Santa Maria (CSM) parviennent à un consensus sur quelques points, tout en laissant un certain nombre de questions dans l’ombre.
La filiation avec l’art des troubadours est soulignée, avec d’autant plus de raison que l’on dénombre plusieurs troubadours galiciens et portugais, dont en particulier la très belle figure de Martin Codax, dont les Cansos ornent notamment le livre des Cantigas de amigo.
Les CSM sont écrites dans un dialecte présenté comme à mi-chemin entre le galicien médiéval et le portugais : il convient de souligner qu’aujourd’hui encore, le dialecte parlé dans la région de Santiago di Compostella est facilement compris des Portugais. Les raisons invoquées pour le choix de cet idiome sont qu’il serait, pour le Rey Alfonso, une langue plus « noble », plus littéraire, que le castillan. Tout ce qu’on peut lire sur ce sujet se résume à cette affirmation, sans la moindre source, sans le moindre exemple : on attend toujours la preuve d’une antériorité de l’expression littéraire dans ces idiomes, par rapport au castillan, à l’aragonais, ou aux autres langues ibériques (la langue des Asturies, le gascon, le basque, le catalan, entre autres). L’un des premiers grands textes littéraires castillans est l’épopée du Cid (El cantar del mio Cid), qui suit de peu la mort de Don Rodrigo de Vivas, au tout début du XIIIe siècle (1207). Jeune roi d’Aragon, Alfonso aurait pu avoir à cœur de privilégier à la fois ce héros national, et ce premier texte littéraire. Ce point demeure obscur. Par ailleurs, le plus ancien texte attesté en galicien est un document administratif datant de 1227 : il est difficile de retenir l’argument de la suprématie de la langue galicienne en tant que littéraire par rapport au castillan…
Du reste, parmi les rois chrétiens qui se partagent les royaumes fragmentés de l’Espagne chrétienne, du vivant du futur roi, il faut compter un autre grand personnage, pour l’histoire de la poésie et de la musique médiévales, dont il faudra prochainement réévaluer le statut : connu pour son titre à Troyes, Thibault de Champagne était également Roi de Navarre, où il venait passer la moitié de l’année, à Pampelune, tous les ans : certains biographes affirment qu’il est mort d’épuisement, à la suite des trajets annuels qu’il s’imposait, au nom de sa double couronne. Et il faut souligner que le Comte de Champagne et Roi de Navarre fut élevé par une Reine espagnole, Blanche de Castille, en compagnie de son cousin, le futur Louis IX : à la cour de Blanche venaient régulièrement chanter des artistes occitans et ibériques.
Du reste, lorsqu’on vient du répertoire occitan, la lecture des manuscrits des CSM est troublante : la proximité entre les deux langues fait qu’on comprend pratiquement tout ce qui est évoqué dans les CSM, en ajustant quelques graphies locales.
La réalisation des manuscrits dénote une richesse de moyens exceptionnelle. Tout particulièrement, le Codice rico a de quoi impressionner ! Le coût de réalisation d’un manuscrit est exorbitant, à cette époque. Le Codice rico propose deux à quatre pages d’illustrations (il ne s’agit certes plus de miniatures, mais de vignettes réparties dans des cases, presque comme pour une de nos BD, ou comme pour un roman graphique moderne), avec une abondance de moyens qui laisse songeur. Le Codice de los musicos propose, toutes les dix chansons, une vignette montrant un à deux musiciens, déclinant tout un instrumentarium, en tête des « cansos de loar », du début à la fin du manuscrit. Seul le Toledo Codex est d’une facture plus modeste, presque sans illustration, mais conservant pourtant la caractéristique des trois couleurs, noir, bleu et rouge, commune aux autres codex. Quant au Codex de Firenze, qui serait la 2nde partie du Codice rico, il ne comporte pas de musique, malgré des portées musicales vides (qui le font ressembler à certains manuscrits de troubadours).
On trouve peu ou pas de commentaires sur l’allure des lettrines qui ouvrent les chansons, dans ces manuscrits. Pourtant, on est en droit de leur trouver une allure germanique très prononcée…
Et c’est là que commence l’histoire de l’enquête. Car, plus on s’intéresse à l’histoire même du Rey Alfonso, plus la réalisation de ces manuscrits livre de secrets, qui nous permettent de comprendre leur signification politique, leur visée, leur portée, leur but.
Ainsi… les lettrines pourraient-elles paraître gratuites : certains analystes avanceront des arguments stylistiques, pour dire qu’il s’agit bien là d’un style ibérique…
Oui, mais… Béatrice de Souabe, la mère d’Alfonso, princesse allemande, lui donne des droits à la succession du Saint-Empire germanique ! Et, dans les manuscrits qu’il fait compiler, l’utilisation de ces lettrines équivaut littéralement à une revendication légitime de tire impérial ! On imagine l’enjeu, pour un souverain qui ne règne plus que sur des fragments de royaume, laissés par les voisins arabes, alors même qu’il doit partager avec d’autres monarques ce qui subsiste de territoire espagnol chrétien… S’il pouvait recouvrer la couronne impériale allemande (ce que fera, plus tard, Charles Quint), il pourrait s’appuyer sur une autre puissance, pour faire valoir ses droits. Ces lettrines ont donc une valeur POLITIQUE absolument déterminante, et sont loin d’être là par hasard !
Un trait caractéristique des chansonniers de troubadours passe dans les CSM : outre plusieurs références aux mots « trobar » et « trobadores », on trouve de petits textes écrits en rouge, avant chaque cantiga, qui en résument le propos, comme les razos des troubadours.
Or, en regardant de plus près ces « razos », on découvre une autre dimension. Il s’agit d’un véritable catalogue de miracles, de hauts faits, attribués à la Vierge Marie (attestés, dans le pacte d’énonciation), et qui déclinent une véritable carte géographique, privilégiant non pas des lieux espagnols, mais Porto (Portugal), Santiago, puis Seville, Segovie, Cordoue, Burgos, mais aussi des lieux étrangers, comme Toulouse, la Provence, la France (notamment Chartres, à deux reprises), l’Allemagne, Rome, Constantinople…
Evidemment, seuls peuvent comprendre ce dont il s’agit les quelques rares qui se sont rendus à des pèlerinages. Un lieu de pèlerinage accueille certes des pèlerins des alentours, de la région proche, mais aussi des voyageurs venus de très loin. Des veillées de prière, des bivouacs, sont organisés : l’essentiel des échanges se fait dans la langue parlée sur le lieu, mais les chants mettent aussi en valeur les voyageurs venus de différentes régions.
Voilà qui répond le plus clairement qui soit possible à la question de l’emploi d’un idiome intermédiaire entre le galicien et le portugais : c’est très exactement celui qui est utilisé à cette époque à Santiago di Compostelle, lieu sous administration du Rey Alfonso ! Ces Cantigas sont avant tout des chants de pèlerinage, destinés à rassembler les pèlerins de la région avoisinante, et ceux qui viennent de plus loin ! Grâce à la diffusion de la langue occitane, la plupart comprendront sans difficulté le contenu de ces chants, et beaucoup pourront même y joindre leurs voix !
On manque complètement la portée politique des quatre recueils de Cantigas si on oublie d’interroger le sens même du mot-clé de ces recueils, les références internes, et la manière dont le Rey Alfonso se fait représenter. Les vignettes le montrent en effet jouant de la harpe, comme les rois hébreux David et Salomon : les références à ces deux rois sont présentes dans les CSM. Et les quatre recueils de Cantigas mettent l’accent sur le mot lui-même : Cantigas ! Or, Salomon est réputé être l’auteur de Shir-ashirim, que l’on traduit en français par Cantique des Cantiques, soit, en espagnol… Cantigas de las Cantigas ! Pourquoi est-ce significatif ? David et Salomon sont les PREMIERS rois hébreux à régner sur un état hébreu parfaitement souverain, sur toute l’étendue du territoire, symbolisé par le Premier Temple. Il s’agit alors d’un fait sans précédent, dans l’histoire des Hébreux. Aussi, pour le Rey Alfonso, qui a, dans sa jeunesse, accompagné son père, El Rey Fernando, dans des croisades pour tenter de récupérer son territoire contre les Arabes d’Al Adalous, compiler ces recueils, ainsi que tous les ensembles de livres de sagesse, c’est en quelque sorte s’identifier aux rois « sages » hébreux, et indirectement revendiquer la légitimité de la souveraineté sur l’ensemble du territoire ibérique. Les recueils des Cantigas ont donc une portée politique très prononcée !
Et, dans ce contexte, la présence à la Cour du Rey Sabio du dernier troubadour, Guirault Riquier, à qui la Croisade contre les Albigeois a fait perdre rien moins que sa patrie, le cadre et le contexte mêmes de la culture dont il est un des ultimes représentants, porte une valeur symbolique plus chargée encore : comment le roi qui s’identifie aux rois poètes hébreux pourrait-il être insensible au sort du poète troubadour occitan qui n’a plus seulement de patrie ?
Les références aux rois souverains hébreux justifient pleinement les renvois au répertoire hispanique séfarade, dit « mozarabe ». Par ailleurs, les influences des formes poétiques arabes, telles que je le zajal, la kharjas, ou le muwashshah, aussi bien sur les chansons de troubadours, que sur les formes poétiques des Cantigas, justifient tout autant des insertions de chansons arabophones… Une autre raison de proposer ce rapprochement inter-culturel se trouve dans les liens que l’on peut établir, entre l’inspiration amoureuse du Shir-ashirim, attribué au Roi Salomon, et celle des muwashshahs arabes, qui auraient inspiré en partie la création poétique des troubadours, et ce, dès la génération de Guillaume d’Aquitaine, le « père du trobar ». Et, du reste, les recueils compilés par le Roi Alfonso El Sabio, en dehors de celui consacré à Marie, sont-ils consacrés à l’amour, au point qu’ils sont la source principale des cansos du troubadour portugais Martin Codax (Cantigas de amigo) : il y a du sens à ce que le Roi Sage accueille le dernier troubadour en sa Cour de Tolède. Sa présence auprès du Roi boucle la boucle, entre les rois hébreux, les poètes arabes, et les recueils compilés par le Roi, entre amour humain et amour divin.
Comme souvent, les interprétations concernant la présentation des textes musicaux sont complexes et sensibles. La référence à l’art des troubadours confirme leur présence à la Cour du Rey Alfonso. On interprète en revanche de manière excessive les systèmes de notation adoptés. La notation franconienne (à tout le moins, les premiers systèmes de notation visant à organiser le rythme de manière précise) commence à se diffuser : l’écritoire du Rey Alfonso se fait un devoir d’en tenir compte, et il est important d’en respecter les conséquences.
Pour autant, il faut se garder de deux abus d’interprétation. D’une part, en aucun cas l’emploi de cette notation ne signifie une révolution dans l’exécution musicale des pièces : de ce qu’un système de notation musicale vient d’être mis au point ne signifie AUCUNEMENT qu’auparavant les chanteurs et compositeurs étaient incapables de chanter de manière rythmée, ou qu’ils ne le faisaient pas !!! Il est complètement aberrant d’affirmer que cette manière de chanter ne serait apparue qu’AVEC la notation qui lui correspond. Plusieurs analystes ont d’ailleurs observé, à juste titre, dans le Chansonnier R (La Vallière, également dit d’Urfé) des essais d’utilisation de cette notation, visiblement mal maîtrisée par les copistes : il faut en conclure que les chanteurs dont ces copistes notaient les performances proposaient des exécutions… rythmées ! Au demeurant, la Cantiga 340, « Virgen, madre groriosa », se décline sur une mélodie reproduisant le timbre de la célèbre alba de Guirault de Bornelh, « Rei glorios » : confronter les deux versions est riche d’enseignements, notamment pour ce qui regarde la déclinaison rythmique proposée dans la version ibérique.
Par ailleurs, de ce que les mélodies notées dans le recueil des Cantigas l’ont été à l’initiative du Rey Alfonso ne signifie NULLEMENT qu’elles datent exclusivement de sa génération. Certes, il est précieux, pour les témoins que nous sommes, de disposer de cet ensemble de manuscrits dans lesquels la notation des pièces musicales est contemporaine de la volonté de leur initiateur, contrairement aux quatre chansonniers musicaux dont nous avons hérité, contenant les mélodies des troubadours : mais il est scientifiquement indispensable d’admettre l’hypothèse qu’une partie de ces mélodies (et des textes qui leur sont associés) précèdent d’une génération, sinon plus, l’époque où elles ont été ainsi compilées, et par-là même préservées de l’oubli.
Tout particulièrement, dans la perspective de la référence à l’art des troubadours, parmi les mentions géographiques qui la motivent, on trouve, en plus de Toulouse, l’évocation de la Provence. Il n’est peut-être pas indifférent que de très nombreux miracles de « Santa Maria » aient lieu en pleine mer, quand on songe à l’épisode, alors connu (et auquel les croyants à la Vierge croyaient avec ferveur), des Saintes Maries de la mer, qui, précisément, fait référence à une traversée périlleuse, qui finit (contre les prévisions des instigateurs de ce voyage) miraculeusement par l’arrivée des trois femmes sur les côtes de Provence. Nul doute que la piété à l’égard de la « maris stella », « estrella do mar », ou « strella do dia », dont les miracles en faveur des marins en péril de naufrage abondent, soit associée à cet épisode.
Parmi les personnages évoqués (liés le plus souvent au lieu auquel ils sont associés), on trouve un « cond de peitus », qui fait penser au célèbre premier troubadour…
Un miracle de la Vierge établit une connexion sans ambiguïté avec Saint-Jacques : il a lieu à Saragosse, et fait état de l’apparition de Marie, en chair et en os, sur un pilier de l’église, à l’apôtre. Il est du reste explicitement évoqué dans la Cantiga « Fazer pode d’outri vivelos » (CSM 118). Plusieurs Cantigas évoquant des miracles associés à Santiago, mais aussi à Porto, ou plus généralement au royaume du Portugal (alors seulement récemment séparé des couronnes espagnoles), confirment le lien avec le pèlerinage. Du reste, le mot galicien « romaria » (« pèlerinage ») revient régulièrement dans le recueil, ainsi que les mentions de voyages. La liste des lieux évoqués dans les miracles célébrés par les Cantigas fait remonter une véritable cartographie des villes étapes des « chemins de Saint-Jacques » !