Coſi nel mio parlar voglio eſſer aſpro
Marenzio & Monteverdi
Luca Marenzio (c.1553-1599)
Zefiro torna e’l bel tempo rimena (Primo libro di madrigali a 4 voci) / Petrarca
Nova angeletta ſovra l’ale accorta (Primo libro di madrigali a 4 voci) / Petrarca
Vezzoſi augelli (Primo libro di madrigali a 4 voci) / Ariosti
Strider faceva (Secondo libro di madrigali a 5 voci)
Sola angioletta (Cinque libro di madrigali a 5 voci) / Sestina di Sannazaro
Solo e penſoſo (Nono libro di madrigali a 5 voci) / Petrarca
Crudela acerba ineſorabil Morte (Nono libro di madrigali a 5 voci) / Petrarca
Coſi nel mio parlar voglio eſſer aſpro (Nono libro di madrigali a 5 voci) / Dante
Claudio Monteverdi (1567-1643)
Sfogava con le ſtelle (Quarto libro di madrigali a 5 voci) / Rinuccini
A un giro ſol (Quarto libro di madrigali a 5 voci) / Guarini
Io mi ſon giovinetta (Quarto libro di madrigali a 5 voci) / Boccaccio
Quel augellin che canta (Quarto libro di madrigali a 5 voci) / Guarini
Piagn’e ſoſpiri (Quarto libro di madrigali a 5 voci) / Tasso
O Mirtillo, Mirtillo anima mia (Quinto libro di madrigali a 5 voci) / Guarini
Troppo ben puo questo tiranno Amor (Quinto libro di madrigali a 5 voci) / Guarini
Lamento d’Arianna (Sesto libro di madrigali a 5 voci) / Rinuccini
Zefiro torna e’l bel tempo rimena (Sesto libro di madrigali a 5 voci) / Petrarca
Incenerite ſpoglie, Seſtina (Sesto libro di madrigali a 5 voci) / Agnelli
Vt Mvſica Poeſis :
Hélène RICHER / Estelle NADAU, Canto
Marie CUBAYNES, Canto
Daniel BLANCHARD / Luca SANNAI, Alto
Xavier de LIGNEROLLES, Tenor
Frédéric ALBOU, Basso & direction
Florent MARIE : teorbo
la = 460 Hz
Tempérament Zarlino
Note d’Intention:
Si l’Italie a connu quelques compositeurs marquants, contemporains des grandes figures littéraires que furent Dante Alighieri et Francesco Petrarca, comme Francesco Landini, Jacopo da Bologna, Matteo da Perusio, Antonello da Caserta, la lignée da Firenze, l’histoire propose une énigme, avec le creux que l’art musical de la péninsule a connu, entre cette génération et l’avènement de Palestrina. Le fait est d’autant plus étonnant que c’est en Italie que se développent les premières imprimeries musicales, avec Ottaviano Petrucci et Andrea Antico, dès 1501. Les colophons de ces premiers volumes accusent une domination quasi sans partage des compositeurs flamands, dans le sillage de Josquin des Prez et de Nicolas Gombert, eux-mêmes héritiers de Guillaume du Fay et de Johannes Ockeghem, qui étaient diffusés par des manuscrits. Du Fay est notamment associé à l’inauguration du Duomo de Florence, Santa Maria delle Fiore, occasion pour laquelle il composa le motet “Nuper rosarum flores”, en 1436.
C’est donc paradoxalement sous l’impulsion de compositeurs “étrangers” que naît la musique vocale qui met en valeur la poésie italienne, et ce, dès le Moyen-Âge, puisque le flamand Johannes de Ciconia parvient à rivaliser avec Francesco Landini sur le terrain des canzone. L’observation des recueils musicaux confirme le succès éditorial de Philippe Verdelot, de Jacques Arcadelt, d’Adrian Willaert, de Philippe de Monte, de Cipriano de Rore, et surtout d’Orlando di Lasso. Tous ces compositeurs résident plus ou moins longtemps dans des provinces italiennes, et italianisent leur nom. Certains se fondent même, comme Giaches de Wert, dans le paysage culturel local. Les pages que Roland de Lassus consacre aux poèmes de Pétrarque sont saluées, en Italie comme ailleurs en Europe, comme les réussites les plus abouties que l’on puisse obtenir dans le genre du madrigal : sa manière de mettre en musique la poésie italienne sert d’étalon pour les autres compositeurs. Du reste, l’ex-compositeur de la Chapelle papale a toujours considéré l’Italie comme sa patrie de coeur, et c’est là qu’il revient, quelques mois avant sa mort, en pèlerinage à Rome, découvrir un recueil du poète Luigi Tansillo, qu’il emporte à Munich, pour composer les extraordinaires Larmes de Saint-Pierre, son chant du cygne.
Les quelques compositeurs italiens qui parviennent à se frayer un passage dans les premières éditions musicales de la Renaissance (Tromboncino, de Cara, Lapicida) sont représentés par des genres populaires, la frottole et la villanelle. Si l’on devait transposer la situation à notre époque, ils étaient probablement considérés comme relevant des “variétés”, ou “musiques actuelles” ! La technique de composition considérée comme savante à l’époque était le contrepoint flamand : les Anglais en proposaient une variante sur leur territoire, tandis que les Français faisaient valoir des développements stylistiques sensiblement différents. L’Histoire de la Musique a retenu en Palestrina l’héritier du grand contrepoint flamand : l’examen comparé des partitions de Palestrina et de Lassus suggère au contraire que le musicien romain n’a jamais réussi à assimiler l’art de son rival flamand. En revanche, c’est bel et bien le contrepoint français, clair et élégant, dans le style de Brumel, de Mouton et de Sermisy, qu’il a apporté à la Chapelle du Vatican.
Du reste, le musicologue Leo Schrade souligne avec raison que Claudio Monteverdi lui-même, à la fin de la Renaissance, a exprimé à plusieurs reprises ses tentatives pour assimiler les techniques du contrepoint flamand (notamment à l’occasion de la Messe In illo tempore, développée à partir d’un motet de NIcolas Gombert), pour en venir à abandonner ces tentatives.
C’est clairement par d’autres moyens, que le génie Italien était appelé à s’exprimer en musique !
Si Palestrina, à côté des monuments de musique religieuse que l’Histoire a retenus, a laissé de fort belles pages de musique profane, ce sont d’autres compositeurs de la péninsule qui écrivent l’histoire de leur art. Là où Palestrina, en effet, reproduit en fait les structures de la chanson polyphonique française, sur des textes italiens, c’est Costanzo Festa, qui, le premier, développe un travail de structure musicale en marge des modèles flamands : en travaillant sur des formations à 3 voix (là où les Flamands affectionnent la texture plus exigeante à 5 voix), il assimile les cadres structurels des formes plus populaires de la frottole et de la villanelle, pour aboutir à un langage dont la sonorité est plus chaleureuse, méridionale, et émotionnelle. Du reste, cette première percée fait immédiatement école, au point que Cipriano de Rore, Adrian Willaert, et même Orlando di Lasso, proposent des déclinaisons sur ces modèles, qui culminent avec les extravagantes Moresche de Lassus.
C’est dans ce contexte d’opposition de styles que Luca Marenzio arrive sur la scène musicale. Les premiers livres de madrigaux qu’il propose conservent la texture à 5 voix héritée des maîtres flamands: mais ces recueils sont accompagnés de volumes de Villanelles à 3 voix, qui sont autant d’occasions d’assimiler les formes plus populaires propres à l’Italie, tout en ouvrant la voie aux comédies madrigalesques que Banchieri et Vecchi façonneront au moment de la naissance de l’opéra. Le langage de Marenzio est d’allure “durchkomponiert”, et les répétitions, comme les passages en imitations, ont avant tout des fonctions expressives. C’est le rendu des émotions qui prime avant tout, à travers de véritables GESTES vocaux et musicaux, un arsenal de moyens expressifs, allant des dissonances aux ports de voix, des chromatismes aux motifs en vocalises heurtées, que l’Histoire de la Musique a depuis rassemblés sous le terme d’Affetti. Un véritable catalogue des passions mises en musique se développe, au gré des livres de madrigaux de Marenzio, qui, par ailleurs, affirme de solides dispositions pour la musique religieuse.
C’est à Palestrina que l’on doit l’oubli dans lequel la musique de ce génie est tombée : voyant dans ce jeune talent un rival dangereux, le musicien des Papes a intrigué pour qu’il soit nommé en Pologne, puis à Prague, et, à son retour, pour qu’il ne puisse bénéficier que de la protection de prélats en perte d’influence au Vatican !
La confrontation des livres de madrigaux de Marenzio avec ceux de Monteverdi ne laisse pourtant aucun doute : il existe une continuité absolument cohérente de l’un à l’autre, et la variété, la richesse, l’originalité, le génie de l’aîné ne le cèdent en rien à ceux du cadet, considéré aujourd’hui comme un des plus grands musiciens de l’Histoire !
Le présent programme a donc pour ambition de restituer à Marenzio la place que Palestrina lui a fait perdre, et, en l’associant à son successeur, Monteverdi, de montrer combien les procédés d’écriture, les atmosphères, l’exigence vocale, la subtilité des lectures des textes, sont proches, entre eux. L’enseignement qui se dégage est qu’aucun des procédés déployés par Monteverdi jusqu’à son Cinquième Livre n’est étranger à Marenzio: C’est dans ce Cinquième Livre qu’apparaissent des traits techniques qui suggèrent le début de l’individualisation de la basse continue par rapport aux voix, et la fonction quasiment théâtrale de la voix de basse dans le quintette vocal, signes annonciateurs de la musique baroque. Or, ce Cinquième Livre paraît en 1605, soit 6 ans après la mort de Marenzio. Pratiquement toutes les autres caractéristiques compositionnelles présentes dans les 4 premiers livres de Monteverdi se retrouvent dans la production de Marenzio : c’est dire assez l’acuité de son art ! Le virage emprunté par Monteverdi à partir de son Cinquième Livre doit beaucoup aux expériences de la Camerata dei Bardi, à Florence, qui donne naissance à l’Opéra, avec les premières représentations de l’Euridice de Peri et de Caccini, dès 1600 : Marenzio était mort quelques semaines plus tôt, avant d’avoir pu connaître cet avènement, qui révolutionne la pensée musicale, et ouvre les portes de la musique baroque. Jusqu’à ses dernières publications, il reste au coude à coude avec son cadet, et contribue fortement à l’évolution de la composition musicale italienne.
Marenzio n’est que de quelques 12 à 15 ans l’aîné de Monteverdi, mais est mort beaucoup plus jeune, ce qui a également oblitéré le déploiement de sa renommée. Si l’on reporte l’intensité de la production qu’il nous a laissée à la brièveté de son existence, on peut rêver à ce qu’il nous aurait légué, s’il lui avait été donné de vivre aussi longtemps que le compositeur de L’Orfeo !
Les extraits des publications de Monteverdi que nous avons choisis couvrent les trois derniers livres polyphoniques de madrigaux : ils montrent l’évolution de l’art du compositeur crémonais, depuis les tentatives de synthèse entre l’art flamand et les formes populaires italiennes, jusqu’à des ébauches de mises en scène presque théâtrales. Des pièces comme “Io mi son giovinetta” développent le style de la villanelle sur un mode ornemental et délicat, et la citation de ce genre ancien opère de manière opportune, sur ce texte extrait du Décaméron de Boccace. On retrouve des propositions tout à fait analogues chez Marenzio, avec “Nova angeletta”. Dans “Sfogava con le stelle”, des amorces de contrepoint, destinées à créer des tensions dramatiques, sont entrecoupées de séquences où le texte est récité, recto tono, par les voix, sur un accord fixe, sans indication de rythme. Monteverdi reprend ce dispositif dans le “Dixit Dominus” des Vêpres très peu de temps après. C’est déjà une tentative de théâtralisation. Dans le dernier madrigal du Quatrième Livre, “Piagn’ e sospira”, un dispositif en imitations propose des figures chromatiques tendues, d’où émergent des phrases récitées recto tono, comme enchâssées dans cet univers endolori. On retrouve un dispositif similaire dans “Zefiro torna” de Marenzio, où on entend des voix émerger recto tono sur un mode de récitatif. L’emploi des chromatismes se retrouve, quant à lui, par exemple dans le stupéfiant “Solo e pensoso”. La construction poétique de la Sextine a attiré l’attention des deux compositeurs, plus souvent Marenzio que Monteverdi, du reste. Dans le Cinquième Livre, Monteverdi écrit une partie de basse continue obligée : si certaines pièces, comme “O Mirtillo”, peuvent à la rigueur être exécutées a cappella, d’autres, comme “Troppo ben puo” font entendre des voix isolées accompagnées de la basse continue. C’est un pas que Marenzio n’aura pas eu le temps de franchir. Dans le Sixième Livre, Monteverdi propose une version polyphonique d’une scène d’opéra, le Lamento d’Arianna. Les dispositifs harmoniques et figuratifs de bien des passages de cette oeuvre pourraient trouver des échos dans certains madrigaux de Marenzio (par exemple, l’extraordinaire “Crudele, acerba, inesorabil Morte”), mais la structure générale, l’architecture, et la notion de personnage, qui émerge du tissu polyphonique, constituent un palier, que toute la génération précédente a contribué à rendre possible. L’engouement pour le Pastor fido du poète GiamBattista Guarini joue un rôle central dans cette évolution. L’Aminta du Tasse est également mise à l’honneur. Ces deux œuvres sont des pièces de théâtre qui visent à redonner vie à l’Idylle du poète alexandrin Théocrite. Jusqu’au Livre de madrigaux de Schütz, une bonne part des poèmes illustrés par les compositeurs de madrigaux polyphoniques est d’origine théâtrale. Monteverdi met du reste fréquemment en musique, dans ses madrigaux, des textes de son ami Ottavio Rinuccini, le librettiste de L’Orfeo. C’est sur un mode quasi déclamatoire qu’il y est question d’amour. Des personnages se répondent. La frontière avec les comédies madrigalesques et l’opéra est ténue. Les madrigaux de Marenzio (“Strider faceva”) prennent leur part de cette évolution. Monteverdi est de toute évidence conscient de l’importance capitale de l’art de son aîné lombard : lorsqu’il aborde “Zefiro torna”, il a soin de proposer un dispositif totalement différent, à l’intérieur duquel il parvient à donner le tournis, par un travail du rythme, sur des vocalises, qui semble perdre toute notion de tactus. Paradoxalement, le figuralisme ne produit tout son effet… qu’à condition de conserver le tactus !
C’est pour souligner la prise de conscience, chez ces compositeurs, de la création d’un nouveau style musical et émotionnel, style résolument italique, que nous avons placé ce programme sous les premiers mots de l’étonnant madrigal que Marenzio compose sur la pièce XLVI des Oeuvres poétiques “mineures” de Dante, un long poème dans lequel le futur auteur de la Divine Comédie explique pourquoi il décide de s’écarter de la douceur du courant poétique du dolce stil nuovo (initié par Guido Guinizelli et Guido Cavalcanti, et dont Pétrarque continue de se réclamer), préparant, forgeant les outils poétiques qui serviront à décrire L’Enfer ! Le madrigal est digne du Monteverdi du Lamento della NInfa et du Lamento d’Arianna, par ses audaces harmoniques : dès l’entrée, l’ambivalence de la tierce la-do, présentée avec d’abruptes fausses relations successives, est amplifiée par la fausse relation du fa, présenté dièse, puis bécarre, sur fonds de retards et de dissonances. Quelle meilleure manière de présenter l’âpreté que le poète souhaite expérimenter, pour s’approcher des réalités nouvelles qu’il veut exprimer ? Les repères rythmiques semblent se dissiper, les épisodes se succèdent, sans structure apparente, les dissonances sont présentées dans différentes positions, les résolutions sont retardées, au profit de transitions harmoniques inattendues. Les passages plus modaux servent d’articulations, appuyés à gros traits par des lignes franches, comme des reliefs en peinture, ou des ombres. L’illustration du texte parvient au niveau de subtilité d’Orlando di Lasso, avec des moyens tout à fait nouveaux.
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