Le regard de Richard Strauß sur le temps, la jeunesse et la vieillesse
Richard STRAUSS (1864-1949)
– « Im Spätboot », Op. 56 n° 3 (Conrad Ferdinand Meyer)
Zwei Gesänge für Baß und Klavier, Op. 51 (1903, an Paul Knüpfer gewidmet)
1. Das Thal (Ludwig Uhland)
2. Der Einsame (Heinrich Heine)
Sonate pour violoncelle et piano en fa majeur, Op. 6 (1881)
1. Allegro con brio
2. Larghetto
3. Allegro vivace
Vier Gesänge für Baß und Klavier, Op. 87
1. Vom künftigen Alter (1929, Friedrich Rückert)
2. Erschaffen und Beleben (1922, Johann Wolfgang von Goethe, an Michael Bohnen gewidmet)
3. Und dann nicht mehr (1929, Friedrich Rückert)
4. Im Sonnenschein (1935, Friedrich Rückert)
Frédéric Albou, Baß
Marc-Antoine Novel, Cello
Orlando Bass, Klavier

Note d’intention :
L’idée de ce programme est venue de l’envie d’associer plusieurs fils qui parcourent l’œuvre de Strauß tout au long de sa carrière. Ces fils, ces liens, tissent des passerelles plus présentes qu’on ne pourrait le penser à première vue.
Ainsi, si l’on se demande pourquoi associer le violoncelle et la voix de basse, la première réponse qui pourrait venir serait une similitude de « tessiture », entre la voix et l’instrument. Mais il y a plus, cependant : ainsi, l’Opus 87, dont la composition donne le sentiment d’un patchwork mal défini, présente pourtant, lorsqu’on examine le résultat final, les caractéristique d’une véritable sonate, avec un mouvement d’introduction vaste, puissamment charpenté, un second mouvement qui s’apparente à un véritable scherzo, un mouvement lent au lyrisme échevelé, et un Finale aux allures de Rondo. Le traitement même du violoncelle, dans la Sonate en fa majeur, Opus 6, emprunte des formules, des « poses », au domaine vocal, qu’il s’agisse du Lied ou de l’opéra, et le compositeur excelle à faire chanter l’instrument, dans ce qui est encore une œuvre de jeunesse. Pour autant, le vocabulaire expressif, technique, et structural de cette sonate semble également regarder vers des dimensions symphoniques, du moins concertantes, et interroger la frontière entre musique de chambre et concerto. Or il se trouve que le premier cycle que Strauß a composé pour la voix de basse, a rapidement fait l’objet d’une orchestration, qui du reste semble annoncer les atmosphères des célèbres Quatre derniers Lieder.
Aussi bien avons-nous eu envie, avec Marc-Antoine Novel, de proposer des Lieder de l’Opus 51 une lecture à mi-chemin, dans laquelle le violoncelle s’invite, pour chanter certaines parties de la main gauche du piano, les rehausser, y prendre le rôle du pupitre de violoncelle de l’orchestration. Certains s’indigneront peut-être, et parleront de trahison: nous avons pourtant nombre de documents, écrits, et parfois enregistrés, qui confirment que cela se pratiquait, dans les salons de l’Europe post-romantique, jusque du vivant de Strauß lui-même. Et, dans la mesure où le compositeur lui-même suggère que les frontières entre les genres, musique de chambre, Lied, musique symphonique, sont loin d’être hermétiques, pourquoi nous retenir de le proposer ?
Une autre motivation tient au fait que les textes choisis par Strauß, dans ses Lieder consacrés à la voix de basse, évoquent un regard sur la vieillesse. Il y a même quelque chose de vertigineux, dans la manière dont Friedrich Rückert ponctue toutes les évocations de ce qui constitue les beaux souvenirs de l’existence d’un obsessionnel « und dann nicht mehr » (« et plus maintenant », ou bien : « et désormais, c’est fini, je ne peux plus ») ! Et pourtant, dans le Lied qui ouvre l’Opus 87, à la fin du poème, on entend presque : « Je veux te chanter, Jeunesse ! »
Comme dans un jeu de Yin / Yang, il n’est de méditation sur la vieillesse qui ne soit aussi une évocation de la jeunesse, celle, passée du sujet, celle des autres, qu’il contemple avec nostalgie.
Or, l’Opus 87 est rapiécé de plusieurs Lieder conçus pour des voix graves particulièrement étendues, et bouclé, à la fin de la vie de Strauß, dans un style échevelé, d’une vocalité redoutable, presque inaccessible, qui n’est pas sans évoquer la virtuosité exubérante affichée dans la Sonate pour violoncelle, œuvre de jeunesse !
Et c’est là, nous semble-t-il, que la cohérence de notre programme, qui pouvait paraître disparate, prend tout son sens : les fils et les liens sont bel et bien croisés, et, par-delà des évolutions techniques et stylistiques identifiables, mettent en jeu des éléments de lyrisme qui demeurent constants, dans l’œuvre du compositeur, et exigent un véritable engagement de la part des interprètes.
C’est donc à cette exploration, que nous avons voulu vous convier… Et, puisqu’il est question de « Spätboot », embarquons-nous sur cet étrange bateau, et laissons-nous porter par le roulis, qui fait tourner le temps, l’espace, la conscience, les sentiments, et semble constituer une métaphore du langage musical même de Richard Strauß…
Présentation :
Œuvre de jeunesse écrite alors que le compositeur n’avait pas encore 20 ans, la Sonate en Fa majeur op. 6 pour violoncelle et piano se caractérise par sa verve et son atmosphère jubilatoire, que l’on ressent volontiers à l’écoute du premier mouvement Allegro con brio de forme sonate bithématique. Le caractère rebondissant de ce mouvement s’exprime par l’utilisation du rythme de croche pointée double dans le motif qui suit les accords initiaux, motif qui va s’avérer être le véritable fil rouge du mouvement. En effet, on le retrouve également lors des passages de transition encadrés par les deux thèmes, ainsi que dans le long développement central où il sera traité de manière contrapuntique avec ingéniosité, notamment dans le fugato amenant la réexposition. Un second thème beaucoup plus lyrique joue le rôle d’élément contrastant dans les parties extrêmes, mais aussi dans le développement où des formules mélodiques qui en sont dérivées viennent ponctuer les sections contrapuntiques dont il a été question précédemment.
Le mouvement lent, Andante ma non troppo, nettement plus sombre, commence avec une première partie qui se distingue par l’écriture très épurée de son thème principal. Vient ensuite une section centrale construite autour de la queue de ce thème, dont l’accompagnement plus rythmé provoque un sentiment de libération avant le retour de la partie initiale. Celle-ci réapparaît à l’identique à l’exception des dernières mesures transposées en majeur, comme une lueur d’espoir ; mais le répit est de courte durée, la rapide coda qui suit s’achevant en mineur avec deux pizzicati de violoncelle à l’unisson du piano, dans une ambiance plus lugubre que jamais.
Débutant dans un caractère vif et entraînant que l’on peut rapprocher de l’introduction du poème symphonique Till Eulenspiegel écrit par Strauss une dizaine d’années plus tard, l’Allegro vivo final fait la part belle au rythme de sicilienne sur lequel est fondé le premier thème. Celui-ci débouche ensuite sur un nouvel élément mélodique faisant office de thème de pont, dont les deux premières notes forment un intervalle ascendant qui préfigure le second thème et son saut d’octave initial. L’exposition se termine dans la joie et la bonne humeur, avant que le compositeur ne fasse voyager le public avec un long développement riche en modulations et en rebondissements, et qui exige de la part du violoncelliste une virtuosité certaine. On y retrouve l’intégralité des éléments principaux du mouvement, notamment le thème de pont qui est traité en canon sur plusieurs dizaines mesures. Un autre canon, sur le second thème cette fois, amène à la réexposition, puis la Sonate se conclut avec enthousiasme et brillance, dans une ambiance similaire à celle de ses premières lignes. (Texte de Marc-Antoine Novel)
On connaît le dédicataire des Zwei Gesänge, Opus 51, composés en 1901 : la voix de Paul Knüpfer est documentée par un bel éventail d’enregistrements, qui, outre des extraits de ses rôles wagnériens, comportent des scènes du Rosenkavalier. Interprète du Baron Ochs, Paul Knüpfer aurait également très bien pu chanter Im Spätboot, qui exige un ré bémol grave. En 1906, date de la publication de l’Opus 56, la basse allemande est encore en pleine activité. En revanche, l’artiste n’est plus de ce monde, lorsque Richard Strauss publie « Erschaffen und Beleben », en 1922. Mais le Lied comporte une dédicace : « Michael Bohnen in aufrichtiger Bewunderung und Wertschätzung gewidmet » ! Cette fois encore, il s’agit d’un chanteur bien connu des collectionneurs d’enregistrements, dont la tessiture couvrait tout aussi bien les rôles de Figaro de Rossini, Tonio de Paillasse, Rigoletto, que de Sarastro, Hagen, Gurnemanz, ou le Baron Ochs.
Il est pourtant significatif que, sur les sept Lieder composés par Strauss pour la voix de basse, on ne connaisse les dédicataires que de trois d’entre eux. Aucune spécification concernant « Im Spätboot », ni concernant les trois Lieder sur des poèmes de Rückert rassemblés de manière posthume dans l’Opus 87, dans l’édition de 1964. Tout au plus sait-on que Hans Hotter (qui a par ailleurs créé pour le compositeur les rôles du Commandant, dans Friedenstag, en 1938, d’Olivier, dans Capriccio, en 1942, puis de Jupiter, dans L’amour de Danaé, en 1944) a donné, à Vienne, en août 1964, la première de « Im Sonnenschein ». Il convient du reste de préciser que Michael Kennedy, dans sa biographie de Richard Strauß (Fayard, 2001), révèle que le compositeur a finalement attribué la dédicace de « Erschaffen und Beleben » au même Hans Hotter, en 1945, le Lied n’ayant toujours pas été chanté en public ! Et, pour finir, ce n’est qu’en 1952 qu’il aurait connu sa première exécution, mais par un autre chanteur, non précisé par Michael Kennedy ! Nous devrons nous contenter de ces informations, concernant les créateurs de cet ensemble de Lieder, pour notre analyse.
C’est donc du côté du choix des textes, et de l’écriture musicale, que nous devrons tenter de trouver des réponses à différentes questions. Et la première d’entre elle est : pourquoi, en 2025, aucune basse n’a-t-elle encore entrepris de présenter au public, ou d’enregistrer, l’intégralité des Lieder de Strauss pour basse ? Il s’agit pourtant d’un projet réalisable, sur le papier, puisque l’ensemble de ces Lieder ne dépasse pas une quarantaine de minutes.
Au sujet du choix des textes, qu’il s’agisse de Ludwig Uhland, de Heinrich Heine, de Conrad Ferdinand Meyer, ou de Friedrich Rückert, tous les textes évoquent, de différentes manières, la vieillesse. Seul le brillant poème de Goethe, « Erchaffen und Beleben », est une chanson à boire évoquant la création du premier homme. Il est donc possible de poser l’hypothèse d’une connexion, pour Strauss, entre la voix de basse et la vieillesse. Plus précisément, les deux Lieder de l’Opus 51 évoquent l’imminence de la mort, sur un mode positif, d’abord, puis d’une manière plus obscure et sombre. « Im Spätboot », dans l’Opus 56, évoque une forme de détachement, par rapport aux valeurs de l’existence, et un équilibre trouvé dans le balancier entre les ressentis. Entre 1902 et 1906, c’est un homme encore au contact avec sa propre jeunesse, qui compose ces méditations sur la vieillesse. Dans « Vom künftigen Alter », Rückert propose une méditation associant les métaphores de la rose et du rossignol, pour peindre une manière de se fermer au monde, afin de « chanter la jeunesse et le tourment d’amour », ce qui serait le jardin secret de la vieillesse. « Und dann nicht mehr » reprend la métaphore de la rose, qui symbolise l’être aimé, la femme disparue, dans un bouleversant constat de l’irréversibilité du temps, et de la perte. « Im Sonnenschein » reprend la métaphore de la rose, des fleurs, pour la superposer à celle de la lumière du soleil, symbole de l’existence même : dans la seconde partie, le poète aspire à se guérir des émotions traversées dans l’existence, pour connaître enfin la paix. La remarque est d’autant plus intéressante que le répertoire opératique du compositeur la peut confirmer : le baron Ochs von Lerchenau, du Rosenkavalier, le Comte Waldner, dans Arabella, Sir Morosus, dans La femme sans ombre, le vieillard Pénée, dans Daphné, sont tous des hommes d’âge mur, voire des vieillards.
Les textes de ces Lieder, qui évoquent le renoncement, pourraient présenter une forme musicale sombre, lente, presque monocorde, voire monotone, et courir le risque de s’y installer. On trouverait presque dans « Im Spätboot » l’emblème de cette ornière.
A l’opposé, c’est dans un style tout à fait différent, que Strauss a conçu la chanson à boire « Erschaffen und Beleben » pour Michael Bohnen. On trouve non seulement le parcours d’une tessiture extravagante, dont l’aigu s’étend au fa, et qui plonge au ré grave, exploitant encore le mi bémol et le mi graves ! Mais, en plus d’un cadre tonal qui se transforme de manière capricieuse, presque systématiquement, avant la fin de plusieurs phrases musicales, le matériel propose des vocalises exubérantes, et des contrastes, avec des sauts aux extrêmes, qui font penser à la grande scène de Zerbinetta, dans Arianne à Naxos, en version résumée, adaptée pour voix de basse, jouant sur des ambiguïtés tonales qui débouchent, dans la partie vocale, sur une affirmation finale en ré bémol majeur, tonalité éloignée du do majeur initial. Lorsqu’on compare cette pièce (un temps classée sous le numéro d’Opus 106) à « Im Spätboot », on prend conscience de la largeur de l’éventail ouvert par le compositeur.
Les deux Lieder Opus 51 forment un diptyque contrasté. Même si « Im Tal » s’ouvre dans la tonalité sombre de si bémol mineur, la partie vocale chante le plus souvent sur un mode majeur, et déploie des phrases déliées, heureuses, qui vont planer dans le haut de la tessiture, vers le ré, ou le mi bémol aigu, en évoquant le souvenirs des moments heureux de la jeunesse. La dernière phrase chantée, démarrant au fa grave, et culminant dans l’aigu, propose une splendide formulation mélodique conclusive, situant le renoncement, et l’acceptation du départ, dans des vibrations positives. Au contraire, « Der Einsame » privilégie des tonalités sombres, et le grave de la voix, redoublé par des chromatismes sinistres, au piano ou à l’orchestre, qui développent le fa grave tenu. Certes, deux épisodes plus lumineux évoquent des souvenirs d’amour, mais, comme dans le « Winterreise » de Schubert, ils sont refoulés par le retour du mode mineur, qui exprime le caractère irrévocable du réel et du présent. Le passé est comme un rêve : a-t-il seulement existé ?
Du point de vue de la facture musicale, il est frappant de constater à quel point Strauss construit ses deux Lieder en utilisant les éléments de la forme sonate. Deux thèmes sont présentés, dans l’introduction de « Das Thal », qui constituent le matériau développé tout au long de la pièce. De la même manière, « Der Einsame » est presque mathématiquement construit sur deux thèmes, l’un en mineur, l’autre en majeur, qui finissent par se rejoindre, au profit du mineur. La version orchestrale de l’Opus 51 donne le sentiment d’une première esquisse de ce qui servira plus tard de matériau d’inspiration au derniers des célèbres Quatre derniers Lieder.
L’analyse de « Im Spätboot« , qui semble proposer un modèle plus « monotone » du Lied pour voix de basse, révèle bien des surprises. D’une part, on retrouve les éléments de la dualité thématique de la forme sonate, avec la longue basse d’Alberti à l’ouverture, qui court pendant presque toute la pièce, et le commentaire, dans l’aigu, repris par le chanteur « O wie süss’ erkaltet mir das Herz ». Mais on trouve également bien des détails harmoniques surprenants, comme les cadences sur sensible altérée et non-altérée, qui reviennent, et créent des sensations spectaculaires. L’ensemble est d’une grande subtilité, et créé un ressenti d’ouverture du monde sonore, encore accentuée, quand l’interprétation introduit un rubato qui répond aux suggestions du texte, qui évoque les effets du roulis de la mer sur le bateau.
Les trois Lieder sur des textes de Rückert réservent de passionnantes surprises. Au stade où nous écrivons, il ne nous a pas été possible de vérifier si des éléments de la correspondance de Richard Strauss ont servi de base à ses éditeurs pour proposer de réunir ces trois Lieder dans un même opus, à plus forte raison avec « Erschaffen und Beleben ». Le fait que ces Lieder s’adressent à la même tessiture, de « hoher Bass » (basse aiguë, ou basse dotée d’un aigu facile) constitue un élément d’unité. Du reste, l’ensemble de l’Opus 87, publié en 1964, aurait très bien pu être chanté par Michael Bohnen (tout comme par Hans Hotter). Le fait est que la construction des trois Lieder sur des textes de Rückert obéit aux mêmes principes compositionnels, qui évoquent de nouveau la forme sonate, de manière plus complexe que pour l’Opus 51. La récurrence poétique de la métaphore de la rose achève de donner sens à l’unité d’un cycle. Nous verrons qu’en plus de l’unité thématique, l’unité (ou quasi-unité) de poète, l’unité de principe compositionnel, et l’unité de tessiture vocale, le cycle présente une cohérence interne qui le fait ressembler à une véritable sonate instrumentale, et fait penser qu’il pourrait réellement y avoir eu un tel projet, dans l’intention du compositeur, auquel les éditeurs auraient été fondés de donner forme, après la mort de celui-ci.
« Vom künftigen Alter » s’ouvre sur un dispositif thématique austère, construit sur un motif mélodique et harmonique de tierces mineures, dont les superpositions commandent des modulations, ou des valeurs différentes. Les modulations évoluent très vite de mi bémol mineur à mi majeur, puis à sol majeur, puis à sol bémol majeur. Seule la formule thématique initiale affirme un cadre d’unité, d’où s’échappe le second thème, à la voix, exactement comme dans une sonate instrumentale. Exactement comme dans ses poèmes symphoniques, ou ses opéras, les contraintes compositionnelles, les conflits entre les thèmes, aboutissent, chez Strauss, à des formulations mélodiques de plus en plus généreuses, développées, et intenses : à la fin de « Vom künftigen Alter », c’est au rossignol interne du coeur du poète, métaphore cristallisée dans le poème, que reviennent ces phrases, à partir des mots « Ich habe Wein und Rosen in jedem Lied », jusqu’à « will ich dir singen Jugend und Liebesweh », dans une progression tonale qui, depuis le mi bémol mineur initial, débouche sur un glorieux ré bémol majeur. Depuis l’austérité initiale, qui évoque l’hiver, comme métaphore de la vieillesse, la transformation musicale a quelque chose de spectaculaire et de passionné, qui explose d’autant plus, si l’on accepte de situer l’interprétation dans une dimension où le rubato soit permis, et exploité, comme on l’entend pratiquer par les chanteurs allemands ayant travaillé avec Strauss.
Dans l’économie de l’Opus 87 tel qu’il est connu de nos jours, ce premier Lied occupe une fonction de mouvement initial de sonate, qui satisfait à pratiquement toutes les attentes d’un tel mouvement. « Erschaffen und Beleben », tel que nous l’avons analysé plus haut, occupe la fonction de divertissement souvent attribuée au « Scherzo » dans une sonate.
Dans cette perspective, « Und dann nicht mehr » occupe la fonction méditative, onirique, et puissamment émotionnelle du mouvement lent. Nous allons voir à quel point la mise en musique de ce texte saisissant vise à le sublimer dans ce sens. Le thème initial est lui-même construit en deux parties, qui épousent le contraste de la première phrase « Ich sah’ sie nur ein einzig mal, und dann nicht mehr ». Tout le texte est construit sur ce modèle, « und dann nicht mehr » fonctionnant ici comme un refrain. Strauss choisit d’attribuer le premier thème de la « forme sonate » à la première partie de chaque phrase du poème, et le second, à la réponse « und dann nicht mehr ». La première exposition du thème connaît une première ambiguïté tonale, le ré majeur initial étant soumis à des chromatismes, en même temps qu’un décalage rythmique se fait sentir. La ligne vocale dépeint différent éléments (« einen Himmelstrahl », « lächenld », « fahl », « sie erblich », etc.), et l’écriture musicale, dans son plan général, ouvre d’étonnantes trouées tonales, en même temps qu’un ralentissement de plus en plus perceptible, les valeurs s’étirant progressivement, contribuant à accentuer l’impression de l’éternité de la mort, face à laquelle les pleurs du poète sont seuls à s’agiter encore. Le da capo proposé par le compositeur provoque un effet bouleversant, la signification du thème (et des mots) du début de la pièce se trouvant désormais chargée de la révélation et de l’expérience de la mort de la femme aimée, présentée avec pudeur, tout au long du poème, sous la métaphore de la rose : seule la dernière phrase réaffirme l’amour, dans une nouvelle formulation mélodique exubérante et passionnée, avant de rejoindre le silence. Le ralentissement inexorable de la pièce achève de valider sa fonction de mouvement lent, au coeur du cycle, comme dans une sonate instrumentale. Mais il opère aussi comme une puissante métaphore de la vieillesse elle-même, période où les événements appréciés de l’existence ne se présenteront plus : « und dann nicht mehr » !
Le début de « Im Sonnenschein » (le dernier Lied composé sur des textes de Rückert, en 1935), dans un dispositif de Rondo Final endiablé, en mi bémol majeur, qui exploite également, mais différemment, le jeu de répétition poétique des mots du titre, comme un refrain, sur des enchevêtrements rythmiques d’hémioles, qui servent presque de ressorts pour lancer au piano une débauche de figures virtuoses, véritablement dignes d’une sonate instrumentale, peut paraître donner le change. En effet, pendant cinq pages, c’est un véritable déferlement, qui évoque la vie (désignée par le « Sonnenschein », la lumière du soleil), et les successions des saisons, dans un tourbillon, dans lequel on reconnaît la rose, comme métaphore récurrente. Pourtant, à l’issue de la cinquième page, subitement, l’ensemble ralentit, et au « Sehr schnell » du début succède un « Sehr langsam » dans lequel se trouvent prises des figures mélodiques et rythmiques, au piano, qui forment des échos au déferlement des premières pages. A nouveau, on trouve ici une extraordinaire métaphore de la vieillesse, comme miroir inversé de la jeunesse, dont les souvenirs constituent les éclairs de vie. La pièce s’achève dans la tonalité de mi bémol majeur (qui semble répondre au mi bémol mineur par lequel s’ouvre « Vom künftigen Alter »), mais la ligne vocale, dans les deux dernières pages, emprunte de manière presque obsessionnelle à la tonalité de ré bémol majeur, qu’on trouve également dans les deux premières pièces du cycle. Rappelons-le, ré bémol majeur était la tonalité de « Im Spätboot », et l’Opus 51 proposait un balancier entre si bémol mineur (relatif mineur de ré bémol majeur) et ré bémol mineur, comme si cette tonalité était, pour le compositeur, associée à la vieillesse !
Lorsque Richard Strauss compose les Lieder regroupés dans ce cycle, il est déjà un homme vieillissant, et commence à faire l’expérience du décalage, dans la conscience, entre le sentiment de la jeunesse, et l’expérience de l’âge. Force est de constater qu’il apporte dans la peinture de la vieillesse une grande variété, qui ouvre considérablement l’univers qu’il avait proposé, dans les Opus 51 et 56. Les éléments compositionnels des Lieder de ce cycle semblent donner raison aux éditeurs, qui les ont regroupés de manière posthume : qu’ils aient ou non, en cela, suivi des suggestions du compositeur dans ce sens, dans sa correspondance, ou ses écrits intimes, à la fois l’unité de tessiture, les choix des poèmes, la récurrence de l’utilisation de la tonalité de ré bémol majeur, dans les moments particulièrement significatifs, le phénomène de ralentissement, le déploiement de phrases mélodiques d’une extravagante intensité, tout semble indiquer le souci d’une architecture d’ensemble.
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