Régates musicales
Barca di Venezia per Padova,
une comédie madigalesque
d’Adriano Banchieri (1568-1634)
pour 5 chanteurs & basse continue
Ensemble Ut Musica Poesis
Hélène RICHER, soprano
Marie CUBAYNES, mezzo
Luca SANNAI, ténor
Xavier de LIGNEROLLES, ténor
Frédéric ALBOU, basse
Florent MARIE, chitarrone
Note d’intention :
Proposer aux organismes de régates une œuvre de théâtre musical qui résonne avec le cœur de leur mission, qui est de faire vivre une tradition pluriséculaire, chargée d’histoire, de symboles et de culture. En effet, la comédie madrigalesque Barca di Venezia per Padova d’Adriano Banchieri évoque la manière dont les passagers d’une barque vont occuper leur temps, au cours du trajet qui va les conduire de Venise à Padoue ! Ainsi donc, alors que certaines manifestations vénitiennes d’aujourd’hui offrent le privilège d’exhiber des barges historiques pour les régates les plus prestigieuses, cette œuvre polyphonique remonte-t-elle à la même époque, à peu de choses près !
Du reste, dans le scénario du livret trouve-t-on des dialogues avec les marins, tout comme avec les pêcheurs, dont la barque croise les bateaux, au cours de son voyage. Mais c’est aussi l’occasion d’une mosaïque de couleurs, de scènes, et d’accents, puisqu’elle transporte des passagers venus de différents horizons : on constate avec amusement que notre époque n’a pas inventé le touriste, ni n’a de titre à en réclamer le monopole !
Voyager sur une barque, c’est aussi bien passer le temps, de différentes manières, et en inventant une nouvelle vie, en marge de la vie quotidienne (comme depuis une île qui glisserait sur l’eau), qu’observer la vie des humains de la terre ferme, depuis un autre point de vue. Aussi bien la Barca di Venezia per Padova est-elle l’occasion d’un regard caustique sur la société humaine, ses automatismes, ses poncifs, et ses ridicules, que sur la musique elle-même, et les travers de ses modes. On l’aura compris, il s’agit avant tout de rire, ou de sourire avec ironie, en prenant conscience de nos défauts, de nos excès, de nos absurdités. Rien de tel que de s’embarquer, pour avoir le privilège d’en faire l’expérience !
Présentation :
Si l’on évoque un compositeur italien lié à l’Eglise, le mélomane avertit va probablement penser à Vivaldi. Et pourtant, le « prêtre roux » était loin d’être le seul à avoir prononcé ses vœux, tout en développant son œuvre. On oublie souvent que Claudio Monteverdi, le premier grand compositeur d’opéras, est entré dans les ordres, à Venise, pendant les dernières années de sa vie. Et que, pratiquement, dès ses 20 ans, son contemporain Adriano Banchieri avait prononcé ses vœux, dans un monastère de sa ville natale, à Bologne. C’est une particularité du Moyen-Âge et de la Renaissance, qu’une charge au sein de l’Eglise n’empêchait nullement les intéressés de composer de la musique, pour les célébrations ou non. En France, Clément Janequin et Claudin de Sermisy étaient également chargés de dire la messe (du reste, tout comme le romancier et médecin François Rabelais), aussi étrange que cela puisse nous paraître. Banchieri, depuis les différents monastères où il a séjourné, a composé une œuvre abondante, autant musicale que théorique. Il a du reste contribué à la modernisation de l’édition musicale, proposant pour la première fois un dispositif positionnant les unes au-dessous des autres les parties des différents exécutants : auparavant, on publiait les parties dans des livres séparés.
On a parfois tenté de présenter le genre de la comédie madrigalesque comme un échec, une erreur de l’histoire musicale, dans la mesure où la polyphonie serait antithétique avec le théâtre. C’est méconnaître à la fois l’histoire de certaines expériences de la polyphonie, et le sens du théâtre des compositeurs de la Renaissance, et de leurs interprètes.
Ainsi, on oublie que le divin Leonardo da Vinci lui-même s’est vu confier la mise en scène de la représentation de la Favola di Orfeo d’Anselmo Poliziano, à la Cour des Gonzague à Mantoue, en 1480, qui reposait sur des extraits du poème mis en musique par des compositeurs italiens de l’époque. Un coffret CD de Paul van Nevel, à la tête du Huelgas Ensemble, en propose une passionnante reconstitution.
A l’objection soulignant le fossé chronologique entre cette première expérience prototypique et la véritable naissance de l’opéra, à Florence, dès 1601, avec la Dafnè de Peri, puis, quelques mois après, l’Euridice de Peri, et celle de Caccini, pour confirmer la disqualification de toute musique polyphonique pour le théâtre, il convient d’opposer un argument d’une autre nature. On oublie en effet facilement que le théâtre doit aussi beaucoup, dans ses prémisses, au Moyen-Âge. Et si l’on peut admettre l’idée que le Jeu de Robin & Marion et le Jeu de la Feuillée d’Adam de la Halle, sont, au début du XIIIe siècle, les ancêtres de l’opéra, on oublie aussi un peu vite le rôle joué par les Miracles, représentations sacrées, présentées le plus souvent sur les parvis des cathédrales et églises, mais aussi, dans certaines solennités, à l’intérieur. C’est notamment le cas des passions, à la fin de la Semaine Sainte. Quiconque a la curiosité d’assister aujourd’hui à l’office de la Passion du Christ, dans une église, devrait pouvoir vérifier, dans la majorité des cas, que les responsables religieux « distribuent » les rôles de l’épisode de la mort du Christ : l’Evangéliste, le Christ, Pierre, Pilate, les femmes qui interpellent celui-ci, Judas, la foule, le chef du tribunal, etc… Il est bon de rappeler qu’il en fut ainsi depuis au moins la Renaissance. Nous le savons tout simplement… par les publications musicales… POLYPHONIQUES ! Un grand nombre de passions polyphoniques nous sont parvenues, qu’elles soient de Claudin de Sermisy, de Pierre Certon, de Cipriano de Rore, de Roland de Lassus, ou de Heinrich Schütz, entre autres. Elles représentent toutes des efforts pour distinguer les personnages, les contrastes, entre le Christ et la foule, et produisent, avec plus ou moins d’efficacité selon les cas, des effets de nature théâtrale ! L’époque concernée couvre le fossé chronologique entre la Favola d’Orfeo et les deux Euridice de l’Academia dei Bardi.
Il se trouve que c’est loin d’être le seul argument à opposer aux détracteurs de la polyphonie, comme espace d’une possible et crédible investigation théâtrale. Plusieurs autres sont à produire, pour redistribuer les cartes de l’approche musicologique. D’une part, on oublie un peu vite que les compositeurs flamands ont été tentés par une expérimentation de type théâtrale, peut-être avant même l’événement de la représentation de la Favola d’Orfeo à Mantoue : ainsi, un magnifique manuscrit provenant du célèbre atelier Alamire, et répertorié à la British Library à Londres, sous la côte MS Royal 8G.vii, contient-il entre autres six pièces polyphoniques sur des textes tirés de l’Enéide de Virgile, dont cinq versions des pleurs de Didon, après la trahison d’Enée. On trouvera par la suite, plus tard, au XVIe siècle, d’autres mises en musique de ces épisodes, de la part de Cipriano de Rore, Orlande de Lassus, Anthoyne de Bertrand, Jacobus Gallus et Jean Servin, notamment. Dans tous les cas, choisir ces épisodes, c’est se confronter, d’une manière plus ou moins directe, à une dimension théâtrale. Les manuscrits de l’atelier Alamire sont datés d’une période comprise entre 1500 et 1535, mais peuvent concerner des pièces ayant été composées auparavant : c’est notamment peut-être le cas pour les versions de Johannes Ghiselin et d’Alexandre Agricola, et peut-être même de Josquin des Prez.
Il suffit d’ouvrir les célèbres partitions des chansons imitatives de Clément Janequin, qu’il s’agisse de La Guerre, de La Chasse, du Caquet des femmes, ou même du Chant des oyseaulx, et de prendre le temps de les préparer, comme pour un concert, pour prendre conscience de ce qu’autant leurs textes, que leur mise en musique, relèvent d’un véritable sens du théâtre ! Une conception rigide, impavide, sans aucun mouvement, telle qu’on la voit dans les vidéos conservées du Deller consort a peut-être une valeur, sur le plan de la virtuosité vocale : fait-elle preuve d’une véritable prise en compte de la réalité artistique de ces pièces ? C’est un autre problème. D’autant que ce légendaire ensemble anglais chantait également les versions de The cryes of London de Thomas Weelkes et d’Orlando Gibbons, où l’on perçoit très clairement de véritables personnages, pour de brefs tableaux de genres, qui n’ont rien à envier à ceux d’un opéra réaliste comme Louise de Gustave Charpentier ! Pour revenir à Janequin, il est très intéressant de suivre les répliques des personnages, qui se répondent, par-delà le tissu polyphonique, deux voix par deux voix… c’est clairement là une forme de théâtre qui valide les expériences de l’ensemble Clément Janequin, consistant à les faire mettre en scène.
Enfin, last but not least, on a tendance à oublier un peu vite qu’en Italie, à côté de tentatives de réponses à Janequin, par exemple avec les extraordinaires Moresques de Lassus (qui pourraient passer aujourd’hui pour racistes), les compositeurs de madrigaux flamands et italiens ont pendant deux décennies privilégié une matière essentiellement dramatique et théâtrale, qui, à côté des expériences aboutissant à la naissance de l’opéra comme monodie accompagnée, ont probablement également contribué à l’approfondissement de l’expérience théâtrale par la polyphonie. Evidemment, il est facile, depuis la France, d’oublier, voire d’effacer Giovanni Battista Guarini, et son célèbre Pastor Fido. Certains amoureux de Vivaldi se souviendront peut-être qu’une publication de sonates pour flûte lui est attribuée, portant ce titre (en fait, une publication en grande partie apocryphe, puisqu’elle comporte en majorité des œuvres de Nicolas Chédeville), oubliant au passage que Haendel, dans la même période, a abordé à DEUX reprises le sujet, pour la scène de l’opéra. Mais surtout, dès la première représentation, en 1585, et avant la publication de la pièce de Guarini, en 1590, de nombreuses scènes ont été utilisées par des compositeurs, pour grossir les publications de livres de madrigaux. Il s’agit du PLUS GROS succès éditorial d’un poète, de toute l’histoire de la musique, Pétrarque, Marot et Ronsard y-compris ! A titre de rappel, il faut ici mentionner le stupéfiant recueil « Sdegnosi ardori » de 1585, contenant pas moins de 31 versions du monologue de Mirtillo, « Ardo, si, ma non t’amo », ou encore, le Cinquième Livre de Madrigaux de Claudio Monteverdi, en 1605, presque entièrement consacré à Guarini (à l’exceptions de quelques pièces, dont l’auteur anonyme pourrait cacher le compositeur lui-même) et au Pastor fido. Rappelons, en l’espèce, que Monteverdi, qui signe certains des livres de madrigaux polyphoniques parmi les plus aboutis de l’histoire, est aussi le premier grand compositeur d’opéras.
Voilà de quoi alimenter le contexte qui sous-tend l’apparition de la comédie madrigalesque, à la fin du XVIe siècle, et invalider les arguments de ceux qui tiennent à disqualifier la polyphonie dans un contexte théâtral.
Pour revenir, après ce long voyage, qui nous aura permis de passer le temps, embarqués dans cette traversée, à notre Barca, rappelons aussi que le sujet en est étrangement proche de celui d’un spectaculaire ouvrage de Rossini, deux-cents ans plus tard… un certain Voyage à Reims : coincés à bord d’un bateau, un groupe de voyageurs doit trouver des expédients pour passer le temps, en attendant le moment d’arriver à sa destinée. A peu de détails près, c’est la même histoire… ou plutôt, la même absence d’histoire, a priori. Là où la plupart des pièces de théâtre (Il pastor fido, par exemple) évoquent un amour contrarié entre deux personnages, pour différentes raisons, celle de notre Barca est d’abord… la représentation d’un groupe de passagers qui s’ennuient, à bord de leur embarcation, et cherche à tromper cet ennui, par différents moyens ! C’est presque le paradoxe, non pas du comédien, mais du théâtre lui-même, auquel, facétieux, et virtuose, nous invite le compositeur, comme s’il était déjà parvenu au sommet de son art, au pinacle de tout ce que cette forme artistique peut avoir à livrer !
Du reste, il est difficile de donner une meilleure idée des mérites extraordinaires de cette partition (Banchieri a laissé une copieuse série d’œuvres analogues, ainsi que ses compères Orazio Vecchi, Alessandro Striggio et Giovanni Croce) que ne le fait Roger Tellart, dans « Le madrigal en son jardin » (Fayard, Les chemins de la musique, 2004, p. 102) :
« Reste que le chef-d’œuvre absolu de la comédie madrigalesque (ou madrigal « dramatique », comme l’a écrit Federico Mompello) pourrait bien être, chez notre moine, la Barca di Venezia per Padova (1605) qui reconduit le même schéma pittoresque que ses homologues. Un précieux film sonore s’anime ici, qui propose à l’oreille un voyage acoustique emblématique, « double » du trajet géographique annoncé : cette « barque » ou coche d’eau entre Venise et Padoue, prétexte aux rencontres et aux dialogues entre les personnages les plus contrastés, les plus pittoresques.
Rééditée en 1623, avec quelques modifications et l’adjonction d’une basse continue (à cet égard, Banchieri fut, dès ses Concerti ecclesiastici, un pionnier de la basse continue, qu’il appelle basso seguente), la Barca transgresse génialement les archétypes empruntés à la commedia dell’arte au gré d’une galerie de silhouettes impayables, et vire au « masque » linguistique, cher aux pratiques théâtrales de l’époque. Et un grand musicien y est à l’œuvre, qui accommode en expert le plus stimulant « ragoût » des parlers de la péninsule : un sabir tissé de dialectes vénitien, florentin, napolitain, bolonais et coloré d’échos transportés de la synagogue et du ghetto tout proches. S’agissant toujours, sous le masque de la facétie décapante ou de la satire carnavalesque, d’entrer un peu plus dans l’intimité du quotidien des hommes… »
Et même si les rôles ne sont pas toujours répartis individuellement (c’est selon, dans cette partition), il convient de rappeler que l’œuvre était avant tout conçue pour être chantée à cinq chanteurs, voire plus : ce qu’un public d’aujourd’hui, habitué aux conventions du théâtre musical, y perd, en netteté de perception, les chanteurs qui abordaient la partition pour la première fois, eux, ne pouvaient guère en perdre le sel ! Et, comme cette musique, à l’instar des Psaumes de David, publiés sur les traductions de Clément Marot, était avant tout destinée à « s’esjouir ès maisons », il faut avoir la sagesse de l’apprécier pour ce qu’elle était, sans lui en demander plus, et prendre un peu de distance, avant de vouloir y voir un « cul-de-sac de l’évolution musicale ». Se réjouir… Banchieri y parvenait d’autant plus que, comme le maître grec de la caricature, Aristophane (et comme Offenbach, deux siècles plus tard), il épinglait ses concurrents : la version de 1623 propose d’impitoyables satires de Gesualdo, de Marenzio, et certaines autres, plus obscures… à moins qu’il ne s’agisse d’auto-caricatures ! En réalité, les choses sont plus subtiles que la théorie ne pourrait le laisser penser, et le plaisir que les audiences y prennent, au gré des concerts, qui affirment le succès de cette Barca, le confirme chaque fois davantage !
Alors… il est temps de nous embarquer, et de nous laisser divaguer et dériver, au gré de la fantaisie de cet étonnant compositeur.