Triangles amoureux
Ou
L’Amour dans tous ses états lyriques !
Trois chanteurs, un instrument à cordes pincées… presque une lyre. Il s’agit de chant lyrique ? De quoi peut-il être question, sinon d’amour ? Il s’agit de lyrique amoureuse !
Existe-t-il des passerelles entre la lyrique poético-musicale occitane, et la naissance de l’art lyrique italien, quand il s’agit d’amour ? Plus qu’on ne le pense. Car Monteverdi s’inspire en grande partie de la lyrique poétique de Pétrarque, qui possédait un des chansonniers de troubadours les plus ornés, et s’inspirait lui-même de leur art.
Nous avons voulu proposer ce voyage en miroir… en racontant deux histoires, deux trames narratives…
L’une emprunte à la tradition les amours supposées entre Raimbault d’Orange, le chantre du trobar clus, avec la Comtesse de Die, sur fond de rivalité poétique avec Guirault de Bornelh, le chantre du trobar leu.
L’autre alterne des madrigaux à voix seule, esquisses de scènes d’opéras, avec de véritables scènes d’opéras, et des trios polyphoniques de Monteverdi, en superposant les personnages d’Octavie et d’Ariane, femmes délaissées et courtisées, d’autant plus seules… qu’elles sont sollicitées.
Chargés de métaphores, d’arguments, et de musiques, les messages parviendront-ils au cœur de l’être aimé ???
Derrière ces tensions triangulaires, au XIIIe siècle, comme au XVIIe, une question s’impose : qu’est-ce qu’une chanson d’amour réussie, ou une manière accomplie de chanter l’amour ?
Triangle amoureux & Trobar
Note d’intention :
Une demi-heure de musique, autour de la première génération de trobairitz (fin XIIe / début XIIIe siècles), faisant émerger un dialogue coloré et tendu, entre les femmes troubadours et leurs interlocuteurs masculins. Les figures d’Alamanda, d’Azalais de Porqueraigues, de la Comtesse de Die, de Marie de Ventadour, dialoguent avec Guirault de Bornelh, Raimbault d’Aurenga, Gui d’Ussel & Raimbault de Vaqueiras. La mise en perspective des poèmes des trobairitz avec leurs interlocuteurs troubadours fait émerger des traits récurrents. Il y est non seulement question de fin amors, mais aussi de fidélité, de pureté d’engagement, de parole donnée et respectée, et… de tiers. Bien souvent, les échanges évoquent l’intervention de tiers, qu’il s’agisse d’une liaison avec un amant, ou une maîtresse, ou des médisants (« lausengiers » ou « gelos »). C’est donc un dialogue à deux personnes qui se décline sous l’ombre des fantômes de tierces personnes, nommées ou simplement évoquées. La tenso se tisse dans des tensions aussi émotionnelles que poétiques. Ces tensions viennent informer les choix formels des créateurs, tant sur le plan musical, que sur le plan poétique.
Le lien est aisément fait avec les cansos, où l’amoureuse et l’amoureux se plaignent d’être mal traités par l’objet de leur amour.
Le développement d’un tel programme se heurte à de réelles difficultés. La rareté des poèmes de trobairitz préservés dans les manuscrits restreint la période historique exploitable, dans la vague créative de la lyrique occitane, qui a déjà été écourtée par les Croisades contre les Albigeois et les luttes contre les Cathares. Dans cette faible proportion, seule une musique nous a été transmise, pour une chanson de la Comtesse de Die. Les tensos nous sont toutes parvenues SANS musique, à l’exception de celle qui offre un dialogue entre Alamanda et Guirault de Bornelh.
Pour être en mesure de dépasser le stade d’une déclamation accompagnée de musique instrumentale, il faut donc, soit oser des « à la manière de », ou tenter des reconstitutions. L’ouvrage d’Istvan Frank, Répertoire métrique de la poésie des troubadours, est un outil précieux, dans ce sens, qui répertorie les schémas métriques de l’ensemble du corpus troubadouresque : lorsque les modèles métriques sont superposables à des chansons dont la musique nous est parvenue, il est possible d’utiliser celles-ci pour des contrafactae. C’est ce que nous proposons ici.
Les rares poèmes de femmes qui nous soient parvenus, dans la lyrique occitane, émanent de dames de haut lignage. Sauf dans le cas où leurs interlocuteurs sont eux-mêmes nobles, comme Raimbault d’Aurenga, cela conduit à un rapport dans lequel l’inégalité est en défaveur du troubadour. Il est intéressant de relire les pages de Georges Duby sur Le pouvoir des dames au Moyen-Âge, pour regarder au travers d’une fenêtre étroite, où l’homme n’a pour arme que ses mots, sa musique et son chant, et peut encourir un refus, quand il n’est pas accusé de mauvaise foi, ou d’infidélité.
Dans le développement de ces rapports amoureux poétisés, nous découvrons un autre éclairage sur la fin amors : moins abstrait, peut-être moins difficile à saisir, parce que partant d’échanges dont les prémisses ont pu être en partie réels, ils possèdent aussi leurs codes, qu’il faut déchiffrer, et ce qu’ils nous apprennent sur cette pratique poétisée de la courtoisie ne recouvre pas nécessairement toute la carte du tendre que dessinent les autres poèmes, ainsi que les traités occitans, consacrés au sujet.
Ces différents points font tout le prix d’une telle exploration.
Comme il n’est jamais tout à fait certain que la dimension spirituelle, ou religieuse, soient exclue des commerces amoureux, dans la lyrique occitane, nous avons invité Hildegarde de Bingen, au travers d’une pièce dont le texte évoque de manière inattendue, presque amoureuse, sinon érotique (c’est du moins ce que suggérait Rémy de Gourmont), le désir de la rencontre avec l’instance divine.
Il paraissait indispensable d’introduire cette étonnante galerie de créateurs par la stupéfiante satire qu’en offre le persifleur Peire d’Alvernhes.
Programme :
Peire d’Alvernhes Chanteray daqueſ trobadors
Alamanda & Guirault de Bornelh Sieus quier conſelh
Raimbault d’Aurenga Ab nou cor & ab nou talen
Comtessa de Dia A chantar mes al cor que non deurie (ms du Roy)
Comtessa de Dia & Raimbault d’Aurenga Amics en gran coſſirier ſuy per vos
Guirault de Bornelh Leu chanſonnet
Raimbault d’Aurenga Poz a ſaber mi ven e cres
Raimbault de Vaqueyras Kalenda maya
Raimbault d’Aurenga & Guirault de Bornelh Era-m platz Girault de Bornelh
Hildegarde de Bingen O virga ac diadema
Vt Muſica Poeſis :
Marie CUBAYNES, trobairitz
Xavier de LIGNEROLLES, trobador
Frédéric ALBOU, trobador,
Florent MARIE, luth médiéval
Triangle amoureux dans le madrigal
MONTEVERDI Tempro la cetra, per tenore solo e continuo
Lamento d’Arianna, per canto solo e continuo
Entrada di Seneca, L’Incoronazione di Poppea
Aria d’Ottavia, L’Incoronazione di Poppea
Lettera amorosa, per tenore solo e continuo
S’el vostto cor, Madonna, con tenore e basso, e con continuo
Vaga su, spina ascosa, a 3 voci e continuo
Parlo, o taccio ?, a 3 voci e continuo
Ogni amante è guerrier, a 3 voci e continuo
Vt Mvſica Poeſis
Marie CUBAYNES, mezzo
Xavier de LIGNEROLLES, ténor
Frédéric ALBOU, basse
Florent MARIE, théorbe
Note d’intention :
L’évolution de la composition musicale permet, au début du XVIIe siècle, une théâtralisation plus prononcée des formes pratiquées auparavant. Ce qui se présentait sous la forme de tissu polyphonique, dans lequel la différenciation de personnages pouvait être complexe à faire sentir (un problème posé notamment depuis les premières passions polyphoniques, publiées, au début du XVIe siècle), se transforme, sous les influences conjuguées des tentatives de monodies accompagnées, proposées par Giulio Caccini, des premiers opéras, inaugurés par Peri, Caccini, Gagliano et Monteverdi, et le développement du “stile concertato” (voix solistes accompagnées par plusieurs instruments), particulièrement développé par Claudio Monteverdi. C’est surtout après Monteverdi que les compositeurs italiens vont faire la synthèse de ces trois laboratoires d’expérimentation, pour aboutir à des formes musico-théâtrales qui signent le début de la musique baroque.
Mais, dès la publication du Septième Livre de Madrigaux, en 1619, à Venise, il est évident que Monteverdi commence lui-même à proposer, pour ce qui était jusqu’à présent une forme polyphonique rattachée à la tradition franco-flamande, des formules nouvelles. Dans les deux monologues, Lettera amorosa et Partenza amorosa, il est clair qu’il poursuit les expériences proposées par Giulio Caccini dans les Nuove musiche de 1601, tout en s’informant de son propre travail, dans ses premiers essais d’opéras, avec Orfeo (1607) et Arianna (1608). Dans le même temps, Tempro la cetra propose une version concertata, avec instruments obligés, encastrant la déclamation soliste du ténor dans un réseau de ritournelles qui évoquent l’atmosphère du bal. Des duos à deux chanteurs et basse continue se déclinent sur un mode théâtral, soit comme un dialogue, soit comme une opposition. La manière dont Monteverdi développe les tissus polyphoniques à 3 voix, entre le 7e livre, de 1619, et le 8e livre, de 1638, montre la puissance de l’évolution de son travail, et l’assimilation des outils techniques sur lesquels il travaille pendant cette période. Les contrastes entre les groupes de voix (soprano, ténor, basse), sont particulièrement spectaculaires dans le 7e livre (avec une utilisation de la voix de basse qui n’est pas sans préfigurer ce que Haendel propose dans ses cantates romaines), mais ces contrastes deviennent, dans le 8e livre, de véritables situations théâtrales, allant jusqu’au comique de la commedia dell’arte, où Monteverdi parvient à surpasser l’efficacité et la lisibilité des comédies madrigalesques d’Orazio Vecchi et Adriano Banchieri.
En distribuant les pièces solistes, véritables chefs-d’œuvre de monodies accompagnées, de diction, de projection des passions, de manière à suggérer la trame d’un drame entre trois personnages, nous avons voulu faire émerger plus particulièrement le pouvoir théâtral de cette écriture musicale, et souligner tous ces traits d’évolution, qui rendent jusqu’aux pièces polyphoniques plus frappantes, et accessibles au public, en raison de leur puissance expressive, annonçant presque les ensembles des opéras de Mozart. Et, comme il est avant tout question d’amour, dans les textes des madrigaux, nous ne pouvions résister à la tentation de vous inviter à suivre les tensions du triangle amoureux, mis en scène dans la révolution musicale articulée par Monteverdi.
Si Monteverdi n’était certes pas le créateur de cette révolution, il est de toute évidence le musicien qui a le mieux su s’approprier les outils techniques de celle-ci, et les pousser au maximum de leurs possibilités, non seulement pour notre plus grand bonheur, mais aussi pour le plus grand bénéfice de l’évolution des techniques musicales et théâtrales après lui.
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